HEMISPHERES N°20 – Les violences sexuelles, à l’intersection de multiples discriminations // Illustration: Pawel Jonca // www.revuehemispheres.com
Illustration: Pawel Jonca

Les violences sexuelles, à l’intersection de multiples discriminations

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Pour mieux accompagner les victimes de violences sexuelles, il faut tenir compte de l’ensemble des discriminations qu’elles peuvent subir, comme le racisme ou l’homophobie. C’est le constat d’une étude qui questionne les modèles de prise en charge.

TEXTE | Nic Ulmi
ILLUSTRATION | Pawel Jonca

Qu’est-ce qui se joue dans les violences sexuelles? Au-delà des personnes directement impliquées, des rapports de pouvoir multiples sont à l’oeuvre dans ces actes, selon la lecture qu’en donne une recherche conjointe menée par l’association genevoise Viol-Secours et par la Haute école de travail social et de la santé de Lausanne – HETSL – HES-SO. «Dans la motivation d’une agression sexuelle, un aspect central réside dans la volonté d’exercer son contrôle et d’asseoir sa domination sur le corps de l’autre, note la travailleuse sociale Amanda Terzidis, coresponsable du projet alors qu’elle était chargée de recherche à la HETSL. Ces actes ne sont pas lus uniquement comme des violences interindividuelles. Dans l’optique féministe qui est la nôtre, ils sont appréhendés comme découlant d’un système structurel.»

Objectif de cette étude partenariale : élargir la compréhension du caractère systémique de ces violences, à partir de leur nature sexiste désormais bien comprise, vers d’autres dimensions liées à l’identité de genre et à l’orientation sexuelle. Quelles sont les implications lorsque la victime n’est pas une femme cisgenre, mais une femme trans* ou une personne intersexe (lire le glossaire ci-dessous)? «En 2017, Viol-Secours a ouvert officiellement son accueil à toutes les femmes, personnes trans*, non-binaires et intersexes, indépendamment de leur sexualité, en donnant de la visibilité à cette décision. Dans les faits, ces victimes pouvaient déjà être accueillies auparavant, mais elles n’étaient pas prises en compte dans les réflexions sur le modèle d’intervention. L’association se demandait dès lors si ce modèle était suffisamment aidant face aux violences spécifiques subies par ces personnes.»

HEMISPHERES N°20 – Les violences sexuelles, à l’intersection de multiples discriminations // Illustration: Pawel Jonca // www.revuehemispheres.com
Dans la motivation d’une agression sexuelle, un aspect central réside dans la volonté d’exercer son contrôle et d’asseoir sa domination sur le corps de l’autre, selon la travailleuse sociale Amanda Terzidis. Ces actes ne constituent pas uniquement des violences interindividuelles, mais doivent être appréhendés comme découlant d’un système structurel. Illustration réalisée par Pawel Jonca pour Hémisphères.

L’enjeu se révèle pratique, car il est lié à la réalité du terrain. Mais les chercheuses ont parallèlement questionné les réflexions qui encadrent la prise en charge des victimes «Notre hypothèse est que les violences sexuelles découlent aussi de systèmes d’oppressions structurelles qu’on peut comprendre dans un cadre d’analyse compatible avec le modèle féministe, explique Amanda Terzidis. Il fallait que celui-ci devienne plus inclusif pour prendre en compte ces vécus invisibilisés par la norme dominante hétérosexuelle. Sans ce mouvement vers ce qu’on appelle l’intersectionnalité 1L’intersectionnalité désigne la situation de personnes subissant simultanément plusieurs formes de discriminations dans une société. Cette notion étudie les formes de domination et de discrimination non pas séparément, mais dans les liens qui se nouent entre elles. Les différenciations sociales telles que la race, la classe, l’âge ou le genre ne sont pas cloisonnées et ne peuvent pas être étudiées séparément., le modèle d’intervention risquait de reproduire une forme de violence envers les femmes non hétérosexuelles et les personnes trans* et intersexes accueillies par l’association.»

Surgie dans le champ académique via un article fondateur de la féministe américaine Kimberlé Crenshaw en 1989, la notion d’intersectionnalité se place au croisement du travail social, de l’activisme et de la recherche universitaire. «Crenshaw a critiqué la prise en charge féministe des victimes de violence conjugale à Los Angeles en montrant que ces femmes étaient en majorité noires et migrantes, donc qu’elles n’étaient pas seulement des cibles de sexisme, mais également de racisme et souvent d’une discrimination de classe. À défaut de considérer ces oppressions multiples, ces victimes ne pouvaient pas être accompagnées de manière adéquate.» Suite à ce constat, le travail social prendra en compte d’autres intersections, touchant aux identités de genre et à l’orientation sexuelle. «Lorsqu’une association telle que Viol-Secours accueille une femme lesbienne qui a subi un viol, la lesbophobie, souvent présente dans l’agression, constitue une dimension spécifique dont il faut tenir compte», indique la travailleuse sociale.

Cet aller-retour entre l’élaboration théorique et le travail de terrain est rendu possible par l’approche de la recherche partenariale. Le cadre de référence est, ici, celui que pose la professeure Lucie Dumais de l’École de travail social de l’Université du Québec: «C’est un modèle dans lequel des universitaires et des partenaires non académiques travaillent ensemble pour co-construire du savoir et pour faire en sorte que les connaissances en sciences sociales aient un impact sur l’action sociale», souligne Amanda Terzidis. Délicate, cette jonction passe par le questionnement des inégalités qui existent entre la recherche scientifique et le travail social sur le plan du prestige et de l’autorité, mais aussi au niveau salarial. «Il a fallu se mettre d’accord sur un vocabulaire commun, veillant à ce que le langage et les codes académiques ne prédominent pas sur le vocabulaire associatif ou sur celui des premières personnes concernées, les victimes de violences.» Un autre principe partagé par les partenaires réside dans la reconnaissance de ce qu’on appelle une «posture située», partant du constat qu’il n’y a pas de neutralité absolue dans les positionnements scientifiques. «Il fallait expliciter avec quelles paires de lunettes on entrait dans ce partenariat, quelles étaient nos positions, notamment face aux formes d’oppressions avec lesquelles nous allions travailler», observe la travailleuse sociale. Pour les intervenantes sociales comme pour les chercheuses, cela impliquait d’appliquer à soi-même des outils réflexifs, «pour questionner son propre rapport aux transidentités pas seulement de façon intellectuelle». Selon Amanda Terzidis, «le pari était, enfin, que l’approche partenariale et la posture située facilitent l’intégration effective des outils d’accompagnement développés dans cette recherche, afin que ces résultats bénéficient aux personnes concernées dans un lieu d’accueil sécurisant.»


Glossaire

Cisgenre
Une personne «dont l’identité de genre correspond au genre qui lui a été assigné à la naissance» (définition de l’association genevoise Asile LGBT)

Dyadique
Une personne non intersexe, c’est-à-dire «dont les caractéristiques physiques ou biologiques correspondent aux définitions binaires types des corps masculins et féminins» (définition du Collectif Intersexes et Allié.es-OII France)

Intersexe
Personne «dont le corps possède des caractéristiques biologiques ne correspondant pas ou qu’en partie aux catégories binaires employées généralement pour distinguer les corps ‹femelles› des corps ‹mâles›» (définition d’Inter-Action, Association suisse pour les intersexes)

Identité de genre
Le «sentiment profond que chacun·e a d’être un homme, une femme, entre les deux ou ni l’un·e ni l’autre» (définition de l’association genevoise Asile LGBT)

Non-binaire
Personne qui «ne se reconnaît pas exclusivement dans une case, femme ou homme» (définition de l’association Ekivock, visant à rassembler la communauté non binaire en Suisse romande)

Trans*
Personne qui «est née avec un corps d’apparence clairement femelle ou mâle, mais s’identifie néanmoins soit au sexe opposé, soit à un entre-deux ou encore à une combinaison d’un peu des deux genres», l’astérisque indiquant précisément «la diversité des formes possibles d’identités trans*» (définition du Guide pour les proches de personnes trans* publié par le Transgender Network Switzerland).


Trois questions à Anne Lavanchy

HEMISPHERES N°20 – Les violences sexuelles, à l’intersection de multiples discriminations // Photo: Thierry Parel // www.revuehemispheres.com
Anne Lavanchy | Photo: Thierry Parel

Cette professeure à la Haute école de travail social Genève – HETS – Genève – HES-SO se demande dans un article récent s’il faudrait «Taire la race pour produire une société incolore?». Car si, selon la théorie biologique, on ne peut pas diviser l’humanité en races, ces dernières continuent à exister sous forme de hiérarchisations sociales.

La biologie réfute les théories raciales du XVIIIe-XIXe siècle, en montrant que les variations génétiques au sein de l’humanité ne forment pas des «races». Qu’en est-il sur le terrain social?
AL En sciences sociales, on voit que la race continue à exister en tant que catégorie, sous la forme d’une hiérarchisation des personnes selon leurs origines et selon une lecture des corps qui définit des différences racialisées à partir de traits tels que la peau et les cheveux. Cette pensée raciale a pour effet la discrimination et l’exclusion de certains groupes de population.

Comment l’antiracisme se situe-t-il par rapport à cette notion qui, théoriquement, ne devrait plus exister?
Les luttes contre le racisme se sont focalisées sur l’idée que les races n’existent pas et que nous sommes tous égaux. Ce principe a des limites, car il risque de ne pas prendre en compte le fait que, dans la réalité, les personnes racisées – c’est-à-dire subissant des discriminations selon des critères de race – voient systématiquement remettre en question leur appartenance à la nation, leur légitimité à être là, ainsi que des droits tels que l’exercice de la citoyenneté et la jouissance de l’espace public ou d’autres ressources destinées à la collectivité. Les effets peuvent aller de l’agression verbale qui vous enjoint de «rentrer en Afrique» jusqu’à la tragédie, lorsque le racial profiling (l’attention policière portée sur des personnes non blanches dans la rue, ndlr) aboutit à des violences fatales.

Comment manier un concept qui doit à la fois disparaître et continuer à exister?
L’impulsion à sortir du tabou autour de ce terme est venue de personnes militantes et racisées. Pour elles, le fait de ne plus nommer la race a des effets pervers, d’une part, car cela délégitime leur expérience vécue, d’autre part, parce que cela contribue à perpétuer tacitement l’idée que nos sociétés ne sont pas racistes et que le racisme n’est qu’un travers individuel. Il y a une dimension militante dans le fait de nommer la race, et en même temps il y a un danger dans le fait de réaffirmer l’existence de «races humaines» en tant que différences absolues. Cette question ne se pose pas partout de la même manière. Dans la culture germanophone, y compris en Suisse alémanique, les connotations historiques dont est chargé le mot Rasse font que son utilisation n’est plus envisageable… Pour réussir cette quadrature du cercle, il faut à mon sens voir ce que font les personnes concernées et quels termes elles emploient pour exprimer ce qu’elles vivent.