Les travailleurs du sexe suisses demeurent vulnérables face à l’exploitation abusive et aux agressions. Des études suggèrent de leur proposer des infrastructures de travail plus sûres.

TEXTE | Stéphany Gardier

Autorisé et réglementé, le travail du sexe peut paraître bien plus sûr en Suisse que dans d’autres pays. La situation est cependant loin d’être idéale et une majorité de travailleuses et travailleurs du sexe (TdS) demeurent dans des situations de vulnérabilité qui augmentent grandement les risques liés à leur activité. Des recherches menées en Suisse romande ont permis de mieux identifier leurs besoins spécifiques. Des propositions d’intervention ont été faites pour y répondre, notamment avec la création d’un lieu d’expérimentation dont le projet de faisabilité est actuellement à l’étude dans le canton de Vaud. «La recherche-action que nous avons menée avec l’association Fleur de Pavé (qui offre un accompagnement aux personnes qui exercent la prostitution en ville de Lausanne et dans le canton de Vaud, ndlr) avait pour but de valider par une méthode scientifique des hypothèses formulées suite à des observations faites sur le terrain», explique Jenny Ros, collaboratrice scientifique à la Haute école de travail social et de la santé Lausanne – HETSL – HES-SO. Dans ce cadre, des entretiens menés avec des TdS qui fréquentent Fleur de Pavé ont permis de mieux cerner les contraintes et les risques auxquels restent confrontées ces personnes. «Il est important de souligner que les personnes qui ont recours aux services de cette association sont les plus précaires, précise la chercheure. On ne peut donc pas généraliser ces données à tous les TdS qui constituent une population très hétérogène.»

Le photographe Philippe Curchod a réalisé l’ouvrage «Putain de portraits» en 2015 avec l’ancien maire de Genève Patrice Mugny et l’association de défense des prostituées Aspasie. Ses portraits, toujours anonymes à la demande des personnes photographiées, ont pour vocation de raconter des bribes de vies.

Des risques d’agressions

HEMISPHERES N°23 Besoins essentiels, désirs superflus // www.revuehemispheres.ch
La chercheure Milena Chimienti pointe que si l’activité des travailleurs du sexe est moins criminalisée en Suisse qu’ailleurs, on constate clairement ici une inégalité de traitement et un manque de proportionnalité de la peine promues par le cadre légal. | © THIERRY PAREL

Les données recueillies lors des entretiens confirment l’importance des problèmes d’insécurité, avec des risques d’agressions physiques et verbales toujours très importants. Mais alors que ces risques sont connus pour être plus élevés dans la prostitution de rue, beaucoup de TdS soulignent l’importance de pouvoir continuer à y travailler. «Cela peut paraître paradoxal, mais la rue représente un espace qui leur permet de garder une certaine liberté dans leur pratique», commente Jenny Ros. De même, la réglementation vaudoise qui n’autorise le travail du sexe dans la rue que de 22h à 5h pourrait constituer un problème. Mais beaucoup de TdS ont exprimé préférer le travail de nuit, malgré encore une fois des risques augmentés durant cette période. Ils avancent une moindre exposition et une meilleure protection de leur anonymat. «Ce paradoxe revient souvent quand on parle de travail du sexe: rendre plus visibles les TdS et leur activité est important économiquement pour attirer leur clientèle et améliorer leur reconnaissance dans l’espace public, relève Milena Chimienti, professeure au Centre de recherches sociales de la Haute école de travail social de Genève (HETS) – HES-SO, qui entame le projet Politiques, espaces et prostitutions en Suisse. Les enjeux de l’(in)visibilité. Mais leur visibilité comprend aussi des risques dans un contexte où la stigmatisation de cette activité demeure très importante.»

Légale, la prostitution n’en reste pas moins stigmatisée. «Cette activité est plus ou moins criminalisée selon les pays, pointe Milena Chimienti. Si elle l’est moins en Suisse qu’en France, on constate, ici aussi, une accumulation des limitations et des contrôles à l’égard du travail du sexe. Il existe clairement une inégalité de traitement et un manque de proportionnalité de la peine promues par le cadre légal suisse à l’égard des TdS et de leur activité.» On observe aussi dans plusieurs villes des transformations profondes dans l’aménagement du territoire qui ont pour effet de limiter la prostitution. À Lausanne, le projet de régénération urbaine «Sévelin Demain» a conduit à restreindre la zone autorisée de prostitution de rue. Mais à Lausanne, comme à Genève, il y a aussi un devoir d’annoncer l’activité prostitutionnelle à la police cantonale. «Les propriétaires de ‹salons de prostitution› doivent depuis 2021 obtenir un bail commercial au risque de devoir fermer», mentionne Milena Chimienti. Ce qui pourrait être vu comme une «normalisation» de l’activité constitue un frein au travail d’une grande partie des TdS, car ces normes ne prennent pas en compte la réalité de leur travail. «Ces lois récentes semblent favoriser l’institutionnalisation de salons de massage de grande envergure plus aptes à répondre aux demandes administratives. Mais elles ne donnent pas les outils pour éviter l’exploitation abusive.»

Créer un lieu de travail sûr

Selon l’équipe de recherche, une piste d’amélioration de ces conditions de travail passe par l’adaptation des infrastructures. La mise à disposition de sanitaires à proximité des lieux de prostitution représente un exemple de préconisation simple. Un projet plus ambitieux a également été proposé: la création d’un lieu innovant qui permettrait de réduire les risques liés au travail du sexe. «Les TdS devraient avoir accès à des lieux qui pratiquent des tarifs de location corrects, afin de limiter les passes dans les voitures ou à domicile, détaille Jenny Ros. Aujourd’hui, la seule alternative consiste à travailler en salon, mais les loyers sont parfois exorbitants. Et ce lieu devrait aussi permettre de proposer aux TdS des prestations sociales plus larges que celles offertes actuellement par les associations, notamment pour les aider à sortir de l’isolement dont beaucoup disent souffrir.»

La santé mentale constitue par exemple un levier majeur pour améliorer la qualité de vie des TdS: alors qu’ils sont plus à risques de souffrir de troubles psychiques, ils accèdent peu aux soins. «Il n’y a malheureusement pas assez de professionnel·les formés pour prendre en charge ces patient·es et répondre à des besoins aussi spécifiques», indique Jenny Ros. La chercheure espère à l’avenir une meilleure collaboration entre associations et soignant·es, peut-être au sein de ce futur lieu expérimental, dont le projet est encore à l’étude. Le chemin promet cependant un certain nombre d’embûches selon elle: «La stigmatisation peut aussi porter sur les projets liés au travail du sexe. Il n’est pas toujours aisé d’obtenir des fonds de recherche sur ces sujets, ni des financements publics. On constate parfois une peur des institutions d’être associées à cette thématique sensible.»


Des aides covid pas assez adaptées

La pandémie de Covid-19 a eu des conséquences majeures sur l’activité des travailleuses et travailleurs du sexe (TdS), auxquels il a été interdit d’exercer dans toute la Suisse durant la première période de confinement au printemps 2020 puis, selon les cantons, de nouveau à l’automne suivant. Cette crise sanitaire a encore aggravé la situation de celles et ceux qui se trouvaient déjà dans des situations précaires. Les TdS qui tirent leurs revenus uniquement de la prostitution ont été les plus touchés. Pourtant, de nombreuses aides ont été mises en place par la Confédération et les cantons pour pallier les pertes de revenus. Des aides qui seraient cependant peu adaptées aux TdS. «Pour demander une aide financière, les travailleuses et travailleurs indépendants devaient, par exemple, disposer d’une comptabilité à jour avec des déclarations de revenus des années précédentes, illustre Jenny Ros, collaboratrice scientifique à la HETSL. Or les TdS les plus précaires n’ont pas forcément tout cela. De plus, la fermeture des administrations a contraint les usagères et les usagers à faire toutes les démarches en ligne, ce qui constitue un frein pour une partie des personnes, à cause de la barrière de la langue ou par manque de connaissance des outils numériques.» Une inadéquation entre les aides et la population concernée qui les a donc rendues en partie inefficaces. «Les associations de soutien aux TdS, comme Fleur de Pavé, n’ont cessé d’innover durant cette période pour s’adapter aux besoins de leurs bénéficiaires malgré des moyens limités. Durant le confinement, elles se sont mobilisées pour parer au plus pressé, ont distribué de la nourriture et des vêtements, mais également organisé des levées de fonds pour soutenir les TdS les plus démunis», rappelle Milena Chimienti, professeure à la HETS-GE. Au-delà de sa phase aiguë, la pandémie risque d’avoir un impact à plus long terme sur le travail du sexe. Depuis 2020, le télétravail a pris de l’ampleur, la vie nocturne a été bouleversée, des établissements ont fermé: autant de changements qui pourraient concourir à réduire de manière significative l’activité des TdS et augmenter encore la vulnérabilité des plus précaires.