Depuis les années 1950, le Valais est indissociable de ses barrages. Que ressent la population vis-à-vis de cette énergie renouvelable ? Avec sa cartographie émotionnelle, le chercheur en sciences sociales Tristan Loloum dévoile les ressentis autour de la transition énergétique.
TEXTE | Jade Albasini

Quels récits émotionnels se cachent derrière les barrages, que ce soit celui de la Grande Dixence construit dans les années 1950 en Valais, ou celui d’El Quimbo en Colombie, inauguré en 2010 ? Tristan Loloum, anthropologue des questions sociales liées à l’énergie, à l’environnement et au tourisme à la HES-SO Valais-Wallis – Haute École et École Supérieure de Travail Social – HESTS, a interrogé des acteurs locaux de ces deux régions en 2023. Il a recueilli les ressentis d’habitantes et d’habitants, d’écologistes, d’exploitantes et d’exploitants, ainsi que d’élu·es, autour de ces projets d’envergure, symboles de la transition énergétique.
Depuis quand les sciences sociales s’intéressent-elles à l’étude des affects vis-à-vis de la transition énergétique ?
Je dirais depuis une vingtaine d’années. L’approche émotionnelle est de plus en plus utilisée dans les questions d’aménagement du territoire et de processus de planification, comme ceux en lien avec les barrages. On a redécouvert les enjeux des affects en tant que composants essentiels de tout projet collectif. Quant à la transition énergétique, elle a souvent été traitée dans un registre technico-économique. Mais on ne peut pas mettre les émotions de côté. Notre rapport à l’énergie en est fortement empreint, que ce soit de l’ordre du rejet, de l’affection ou de l’attachement identitaire.
Vous avez collecté des données autour des émotions provoquées par l’hydroélectricité. Qu’est-ce qui vous a le plus surpris ?
Sur le plan international, l’hydroélectricité est souvent associée à des émotions plutôt négatives comme la tristesse ou la peur. Mais en Suisse, elles sont plus ambivalentes, avec de la fierté notamment. Il y a de l’admiration pour le travail des ingénieur·es qui ont conçu les infrastructures des barrages et pour les ouvriers immigrés qui les ont construites. Nos recherches ont aussi révélé des sentiments comme la confiance et la joie : la population helvétique est bien consciente que l’hydroélectricité est importante pour la souveraineté énergétique et la transition. Le cadre démocratique rassure également. Le régime des concessions, hérité des législateurs du début du siècle passé, est considéré comme un patrimoine institutionnel.

Serait-il question de contraception forcée ?
Par le passé, certaines femmes pouvaient être stérilisées de force, et ce, de manière légale. La volonté était alors de les protéger d’une éventuelle grossesse. Si cette pratique ne saurait être tolérée aujourd’hui, la question du consentement face à la contraception reste d’actualité. Une mère m’a confié avoir proposé la pilule à sa fille ayant une trisomie, sans être sûre qu’elle en comprenne les implications. La déficience intellectuelle pose en effet des défis sur le plan de la communication. Certaines personnes concernées peuvent avoir des difficultés de compréhension ou encore à s’exprimer.
Dans vos résultats, la peur et la tristesse étaient aussi présentes avant la construction des barrages. Pourquoi ?
À l’époque, il y avait une grande peur vis-à-vis des risques d’inondations. Surtout, les gens avaient du mal à imaginer ce qu’ils pourraient gagner avec l’électricité. La tristesse, toujours présente, concerne la disparition des écosystèmes fluviaux. Même si la majorité des gens, à part les professionnel·les de la pêche et les écologistes, ne sont pas conscients de la perte de diversité des cours d’eau.
Votre champ de recherche explore aussi un cas parallèle en Colombie, le barrage El Quimbo. Quelles sont les différences ?
Le barrage d’El Quimbo a été construit en plaine alors que les barrages alpins se situent au fond des vallées. Des centaines de familles qui vivaient dans la vallée du Rio Magdalena ont dû être déplacées. Ces relocalisations n’ont pas eu lieu en Suisse. Il n’y a donc pas eu le même impact humain. En Colombie, la mise en eau a ravagé des terres agricoles et a eu des conséquences sur la pêche, une activité de subsistance importante. De manière générale, les promoteurs d’hydroélectricité n’ont pas été bien encadrés et tout s’est fait très rapidement. Des oppositions violentes se sont manifestées à travers des mouvements sociaux. Après, il est important de souligner que notre cartographie a été réalisée à un instant. Tout peut encore évoluer.

Retour en Valais : les habitants ont donc une relation particulière à cette énergie renouvelable ?
Les barrages constituent des ouvrages emblématiques, mais aussi des balcons sur les Alpes, des points d’observation. Ils ont contribué à transformer la relation à la montagne des locaux, mais aussi celle des touristes. Le fait d’ouvrir des accès à des vallées reculées a aussi eu pour effet le développement économique avec les stations de ski en altitude et les industries en plaine. Mais aujourd’hui, ces barrages sont souvent associés à des technologies du passé. Il s’agit pourtant d’un secteur d’avenir, notamment avec les procédés de pompage-turbinage (gestion de l’eau qui permet un stockage de l’énergie, ndlr) et à la multifonctionnalité (utilisation du barrage pour l’irrigation, la prévention des crues, etc., ndlr).
Comment le futur de ces infrastructures est-il perçu ?
Dans notre analyse « sentimentale », les émotions liées à l’anticipation étaient plutôt positives, même s’il existe des craintes liées au changement climatique. La disparition des glaciers va modifier le débit des barrages et des cours d’eau. Il y aura des risques de pénuries. Que faire si l’approvisionnement diminue ? Comme le potentiel de développement de l’hydroélectricité est limité, la peur qu’il n’y ait pas assez d’énergie hydraulique est présente. Il existe bien des projets de rehaussement de barrages, mais pas de constructions majeures. L’essentiel est déjà exploité.
Actuellement, où se situent les risques d’opposition aux barrages en Suisse ?
Nous assistons aujourd’hui à beaucoup de discussions autour de la rénovation des concessions. On arrive bientôt à l’échéance des 80 ans d’exploitation. Il y a un nouveau cadre réglementaire et des négociations pour le partage des ressources. Le Canton du Valais a posé un cadre plus strict. L’enjeu stratégique est important car, contrairement à d’autres énergies renouvelables comme le solaire, l’hydroélectricité est disponible en hiver. Mais, globalement, ce secteur est moins conflictuel que l’éolien. Les acteurs politiques et environnementaux y dialoguent davantage.

