HEMISPHERES N°20 – Focus «spécial Covid-19» sur six recherches HES-SO – «Nous souhaitons déconstruire l’opposition entre théorie et pratique» // www.revuehemispheres.com
© Magali Girardin

«Nous souhaitons déconstruire l’opposition entre théorie et pratique»

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L’environnement des travailleurs sociaux est fait de complexité. Les schémas théoriques ne suffisent pas pour y faire face. C’est pourquoi des formateurs en travail social ont réfléchi au rapport entre théorie et pratique dans leurs enseignements.

TEXTE | Geneviève Ruiz

Face à des environnements incertains, et pas seulement face à des situations de violence, de précarité ou de détresse, mobiliser des théories ne suffit pas pour les travailleurs sociaux. Sylvie Mezzena et Nicolas Kramer, respectivement professeure et chargé de cours à la Haute école de travail social – HETS-Genève – HES-SO, ont mené des réflexions sur leur expérience du rapport entre les modèles et le terrain dans le cadre du récent ouvrage collectif Construire le rapport théorie-pratique: Expériences de formatrices et formateurs dans une haute école de travail social (IES, 2019).

Pourquoi avoir écrit un livre sur votre vision du lien entre théorie et pratique?

Nous voulions initialement écrire sur nos pratiques de formateurs des futurs professionnelles et professionnels du travail social. Mais nous nous sommes vite rendu compte que nos manières de faire étaient extrêmement diversifiées et que notre dénominateur commun résidait dans ce lien entre la théorie et la pratique. Nous enseignons dans une haute école professionnalisante, dont les cursus comprennent des semestres entiers de stages immersifs. Ce dispositif d’alternance entre les schémas et la réalité du terrain fait partie de notre identité. Nous y sommes confrontés au quotidien et y réfléchissons tout le temps. Mais étrangement, nous en discutons très peu, car ce rapport semble aller de soi.

Reportage réalisé par Magali Girardin, qui a suivi des personnes vivant dans les rues de Genève, parfois depuis des années. Elles y investissent des escaliers dérobés, des parcs ou encore les ponts. Combien sont-elles à vivre sans toit en terres genevoises ? Personne ne peut répondre actuellement à cette question. Le travail de la photographe documente aussi l’action des travailleurs sociaux durant leurs tournées nocturnes. © Magali Girardin

Justement, dans votre ouvrage, vous montrez que ce rapport ne va pas de soi…

Derrière chaque manière d’envisager le rapport entre théorie et pratique se trouvent des enjeux, à la fois en lien avec le type de transmission aux étudiant·es, mais aussi avec les rôles et la légitimité des différents acteurs de la formation: les enseignants, les chercheur·es et les professionnel·les du terrain. Il y a également des enjeux politiques car, comme vous le savez, les métiers du social sont très médiatisés et politisés. On attend d’eux qu’ils régulent les problèmes sociaux, mais aussi qu’ils baissent constamment les coûts. Les savoir-faire liés à ces métiers connaissent des difficultés à se faire reconnaître.

Quelles différentes manières d’envisager le rapport entre concepts et réalité décrivez-vous dans votre livre?

Nous avons dans un premier temps cherché à déconstruire les présupposés liés à quatre différentes façons de construire ce rapport. Nous envisageons d’abord une séparation de la théorie et de la pratique, en mettant l’accent sur la première. Cela signifie qu’on considère les modèles comme étant au fondement de la professionnalité et que le terrain constitue une mise en oeuvre des schémas abstraits. Dans cette perspective, le professionnel devient un simple exécutant de la théorie et celle-ci prend un rôle déterminant dans la formation. Cette vision montre vite des limites face au «chaos» qui peut survenir dans l’environnement quotidien d’une institution, par exemple, et aussi face à la diversité des situations du terrain, où certains concepts ne sont simplement pas applicables.

La seconde manière d’envisager le rapport théorie-pratique consiste à les séparer, mais en mettant cette fois l’accent sur la pratique. La professionnalité et sa construction sont donc présentées comme se jouant uniquement sur le terrain. Cette conception se retrouve dans un certain discours qui considère que la personnalité se trouve au coeur du savoir-faire du travailleur social. On entend parfois des expressions comme «c’est une question de feeling» ou encore «c’est en institution que tout se joue». La principale faiblesse de cet accent sur le terrain est que tout repose sur les épaules du professionnel en cas de difficultés. Celui-ci peine à échanger des réflexions avec ses pairs par manque de références. Il est également difficile de défendre la profession et de construire un discours commun lorsqu’on ne parvient pas à décrire ses pratiques.

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Pour Sylvie Mezzena et Nicolas Kramer, la formation doit aider les futurs professionnels du travail social à se préparer à l’incertitude du terrain, qui ne permet pas de prédire les situations. Il s’agit de faire avec un certain contexte, avec ce qu’on a, avec ce qui vient. © Guillaume Perret | Lundi13

Ces deux premières positions envisagent une séparation de la théorie et de la pratique. Mais actuellement, on parle plutôt d’une articulation entre les deux, qui permet une réflexion du professionnel sur ses actions…

Cette articulation entre théorie et pratique que le professionnel doit être capable de faire inspire les dispositifs de formation des hautes écoles spécialisées. Cette conception s’inspire notamment de celle de Guy Le Boterf, un expert internationalement reconnu des parcours de professionnalisation. Pour lui, c’est la réflexion sur l’action qui doit permettre au professionnel de savoir quelles connaissances ou ressources mobiliser à quel moment. Si cette conception reste très riche, son problème est qu’elle véhicule une définition de la connaissance statique. La théorie renvoie à des contenus opératoires stockés dans le mental. Or en travail social, les réflexions que nous avons menées ont montré que ce n’est pas le cas.

Comment pensez-vous alors qu’il faille définir la connaissance en travail social?

Nos réflexions n’ont pas un but normatif. Chaque conception peut avoir du sens dans une situation donnée. Mais nous pensons qu’il faut déconstruire le rapport ou l’articulation entre les modèles et la pratique pour se situer au plus près de notre expérience de formateurs. Nous considérons qu’en logeant d’emblée les idées dans l’action, il n’y a plus rien à séparer ou à faire alterner. Cette conception prend appui sur la tradition du pragmatisme américain, qui remonte au XIXe siècle. Pour les tenants de cette pensée, la réalité n’existe pas comme si elle était déjà constituée, comme si tout était déjà joué d’avance et pouvait être expliqué en amont depuis des idées ou des théories. La réalité est sans cesse en train de se construire et de se transformer depuis nos actions, car il règne dans le monde une incertitude permanente.

Cette conception nous parle beaucoup. Car l’environnement dans lequel évoluent les travailleurs sociaux est fait d’incertitudes. La complexité et le nombre de facteurs qui peuvent interférer dans leurs tâches et dans leurs missions font qu’ils ne peuvent pas séparer les modèles de la pratique au quotidien, mais que ces deux entités sont intrinsèquement mêlées. Il faut aussi considérer l’action d’un professionnel dans la durée: plutôt que de résoudre une crise momentanée, un éducateur doit par exemple plutôt savoir où il veut aller avec tel adolescent. Il y a des moments où il vaut mieux éviter la crise, en raison des autres personnes présentes, ou parce que ce jour-là le personnel de l’institution n’est pas au complet. Parfois, on peut aller vers la crise, parce que cela paraît nécessaire pour poser un cadre. La formation doit en quelque sorte aider les professionnels à se préparer à cette incertitude du terrain, qui ne permet pas de prédire les situations. Il s’agit de faire avec un certain contexte, avec ce qu’on a, avec ce qui vient.

Concrètement, comment fait-on pour former les étudiantes et les étudiants à cette réalité mouvante?

Encore une fois, nous ne donnons pas de recette dans notre ouvrage, mais différents formateurs y partagent leurs expériences. Et la conception selon laquelle les idées – que nous n’appelons pas théories pour qu’elles soient plus fluides – sont logées au coeur même de la pratique sans pouvoir en être dissociées, représente le dénominateur commun de ces interventions.

Il faut noter aussi à quel point nous apprenons de nos étudiantes et de nos étudiants. Lorsqu’ils reviennent de leurs stages, ils sont souvent perturbés et ont des questions déroutantes pour nous. Mais ces retours sont constructifs et forment la base sur laquelle ils peuvent développer leur esprit critique, ainsi qu’apprendre à devenir des partenaires de leur environnement, en considérant les schémas appris comme des pourvoyeurs d’idées à expérimenter.


Des spécialistes du travail social en immersion sur le terrain

Le programme Career2SocialWork permet à du personnel d’enseignement et de recherche dans le domaine du travail social de s’immerger au sein d’une institution.

«J’ai passé sept mois dans un atelier protégé en contact direct avec des collaborateurs en situation de handicap, raconte Gregorio Avilés, enseignant et chercheur à la Supsi, la haute école spécialisée de Suisse italienne. Cette expérience a constitué une bouffée d’air frais dans mon parcours académique.» Gregorio Avilés a fait une immersion dans le cadre du programme Career2SocialWork (C2SW), cofinancé par swissuniversities. Celui-ci vise à promouvoir le double profil de compétences académique et pratique du corps d’enseignement et de recherche en travail social. Ce profil constitue en effet une part essentielle de l’identité des hautes écoles spécialisées.

«C2SW a été initié en 2017 et réunit cinq hautes écoles de travail social helvétiques», expliquent Evelyne Thönnissen Chase et Àgnes Földhazi, coresponsables de ce projet coordonné par la HES-SO. En tout, ce sont 27 immersions qui ont été réalisées dans le cadre du programme. Les profils des candidats sont variés – ils vont du collaborateur scientifique au professeur ordinaire – tout comme leurs âges, compris dans une fourchette de 30 à 60 ans. Le minimum consiste à s’immerger à 15% sur plusieurs mois, mais certaines immersions sont faites à temps complet.

Evelyne Thönnissen Chase et Àgnes Földhazi précisent que «chaque projet d’immersion est unique, il dépend des institutions concernées et des compétences de la personne. Mais chacun est encadré par un coach qui va l’accompagner dans l’élaboration d’un portfolio.» Le but de ce dernier consiste à mener des réflexions sur les expériences et les compétences acquises, afin de les transformer en matière d’enseignement ou de recherche.

Alors que C2SW se termine en 2021, les retours des candidats, comme des institutions, sont positifs. «C’est aussi l’un des objectifs du programme, soulignent ses responsables. Il doit s’agir d’une expérience dans laquelle chaque partenaire gagne.» Professeure assistante à la Haute école de travail social de Genève – HETS – GE – HES-SO, Claire Balleys résume ainsi son immersion dans un foyer : «J’emporte avec moi une meilleure connaissance tant de la pratique professionnelle des éducateurs que de la vie des jeunes placés. Cette expérience pourra être mobilisée dans mes enseignements. Elle est également le point de départ d’un nouveau projet de recherche sur les cultures juvéniles en foyer.» De leur côté, les équipes des institutions considèrent que ces échanges leur permettent de questionner leurs pratiques et prendre de la distance.