L’autorité des chiffres est plus forte que jamais. Ils sont omniprésents dans le discours public et la production de statistiques ne cesse d’augmenter. Tendance corollaire, les utilisations fantaisistes et les manipulations deviennent plus fréquentes.
TEXTE | Sophie Gaitzsch
Un article de presse qui évoque un phénomène de société – au hasard, le mauvais sommeil des Suisses – peut certes être intéressant et pertinent si l’on interroge des experts. Mais il n’y a rien de plus convaincant qu’une statistique claire et nette sur le nombre d’heures moyennes passées à dormir pour asseoir le propos. Que ce soit dans les journaux, dans l’arène politique, dans le monde économique ou encore entre simples citoyens, la volonté de confirmer ce que l’on dit par des chiffres n’a jamais été aussi marquée.
«Quantifier apporte indéniablement de la légitimité, note Alexandre Caboussat, responsable de la filière International Business Management de la Haute école de Gestion de Genève HEG-GE. Dans la société contemporaine, notamment dans un cadre professionnel, les individus sont de plus en plus appelés à se justifier et les chiffres constituent un argument de poids.»
Les 13 maires de Zurich
Dans la sphère publique, le besoin de prendre des décisions basées sur des faits augmente, constate Simone Nuber, directrice de la statistique de la Ville de Zurich et membre de la Commission de la statistique fédérale. «Nous sommes entrés dans une ère de données. La possibilité d’accéder à de grandes quantités de connaissances grâce aux nouvelles technologies oblige les personnes qui prennent part au discours public et aux processus politiques à être très informés et très solides dans leurs arguments. Dans ce contexte, la statistique publique joue un rôle toujours plus important.»
Le nombre de taux, d’indices et de moyennes disponibles ne cesse d’ailleurs de croître. Ils proviennent d’institutions officielles, mais aussi d’acteurs privés. L’Office fédéral de la statistique confirme avoir augmenté sa production «de manière significative» depuis le début des années 2000. Et ce n’est qu’un début: les milliards de données produites online vont encore accentuer le phénomène.
Quant à la qualité des statistiques publiques, elle s’améliore. D’un point de vue méthodologique, les techniques ont évolué. Elles se basent davantage sur des données administratives et les registres publics — qui regroupent des informations concernant les habitants, les entreprises ou encore les bâtiments — et reposent moins sur des enquêtes. «Certaines personnes interrogées ne peuvent ou ne veulent pas répondre correctement, explique Simone Nuber. Lors du recensement en l’an 2000, par exemple, nous avons demandé aux habitants de Zurich d’indiquer leur profession et 13 ont répondu qu’ils étaient maire de la ville… Des algorithmes prenaient ces limites en compte. Mais avec les registres, nous avons gagné en précision.»
Maladresse ou manipulation?
Parallèlement au recours croissant aux statistiques, leur utilisation incorrecte a progressé, constate Frédéric Schütz, statisticien à l’Institut suisse de bioinformatique et à l’Université de Lausanne. Le spécialiste estime toutefois que les personnes à l’origine de ces faux pas agissent dans la plupart des cas de bonne foi. «Tout le monde a accès aux données et aux outils pour les traiter sans en avoir l’habitude et avec des priorités qui ne sont pas nécessairement d’utiliser les chiffres de la manière la plus exacte possible. Au moment de créer un graphique, le souci du design prend parfois le dessus sur le contenu et donne lieu à des statistiques ‹menteuses›.»
Pour illustrer ce type de maladresses, Alexandre Caboussat de la HEG-GE cite le fameux «effet cigogne», l’exemple type de la confusion entre causalité et corrélation: des chiffres ont montré que le taux de natalité était plus important dans les villages où nichaient des cigognes. Il n’en a pas fallu davantage pour que certains établissent un lien entre la présence des oiseaux et les naissances. «Sur le papier, les statistiques sont correctes. Mais il manque des informations et on les fait parler de manière erronée.»
Cependant, la manipulation existe aussi, pour accompagner un argument qui doit à tout prix aller dans une certaine direction et convaincre son public. Ces petits arrangements conscients avec les chiffres surviennent surtout dans le domaine du marketing et de la publicité ou sont le fait de groupes d’intérêts ou de partis politiques. Mais le monde de la recherche n’est pas non plus épargné par les manipulations de données, notamment quantitatives. A côté du plagiat, il s’agit d’une atteinte à l’intégrité scientifique qui représente un enjeu important pour garantir la crédibilité de la communauté scientifique.
Lobbyistes
Le statisticien cite un autre exemple récurrent, bien que moins visible. Par définition, il est difficile de récolter des statistiques fiables concernant les activités illégales. Le nombre de copies non autorisées de logiciels ou d’œuvres protégées par le droit d’auteur sont impossibles à mesurer, de même que les pertes financières occasionnées. «Mais des lobbyistes ont un intérêt à disposer de ce type de données pour montrer que le problème est important et obtenir le soutien de politiciens, voire convaincre des juges d’imposer des sentences plus lourdes. Au final, les chiffres qui sont diffusés sont fantaisistes.»
«Les chiffres ne sont pas innocents, poursuit Frédéric Schütz. Quand une organisation diffuse une donnée chiffrée, elle le fait toujours dans son intérêt et filtre l’information. En tant que personne qui la reçoit, je dois me poser la question de sa provenance et de la manière dont elle a été élaborée. Plus les enjeux sont grands, plus le risque de manipulation l’est aussi.»
Contrôle permanent
Est-il donc si facile de mentir avec une statistique? «Les statistiques, c’est comme le bikini. Ça donne des idées, mais ça cache l’essentiel», disait Coluche. Quant à l’écrivain américain Mark Twain, il disait «il y a les mensonges, les sacrés mensonges et les statistiques».
Frédéric Schütz riposte. «L’idée que l’on peut faire dire n’importe quoi aux chiffres est révélatrice de notre relation avec eux. Il est facile de mentir avec des statistiques mais encore plus facile de mentir sans.» Les chiffres sont des données brutes que l’on peut vérifier. Cela est à la portée de tous grâce à internet et aux efforts de transparence fournis par les instituts de statistique.
Biais de confirmation
Reste que la méfiance face aux statistiques est tenace. Une enquête réalisée en 2015 a montré que seulement 45% des Français pensaient que l’indice des prix reflète bien la réalité, un taux qui baisse à 37% pour le pouvoir d’achat et le chômage. Et la tendance ne concerne pas que la France. Martine Durand, la directrice des statistiques de l’OCDE, déclarait dernièrement dans Le Monde qu’elle était palpable «dans beaucoup de pays développés».
Simone Nuber, de la Ville de Zurich, livre une explication, tout en soulignant qu’elle ne constate pas une telle défiance en Suisse: les gens comparent les statistiques avec leur expérience personnelle, et les mettent en doute lorsqu’elles ne correspondent pas, même s’il s’agit d’indicateurs très transparents.
«Tout humain normalement constitué qui a une opinion sur un sujet acceptera sans broncher les informations qui vont dans son sens, et refusera toutes les autres, conclut Frédéric Schütz. C’est ce que l’on appelle le ‹biais de confirmation›. Une statistique ne sera donc pas jugée sur sa qualité propre, mais selon les convictions des gens. Et il est très difficile de lutter contre cela.»