En oubliant l’humain, l’architecture délaisse-t-elle sa mission première ? Trois architectes décryptent les causes de cette négligence et proposent des solutions pour réintégrer le social et l’empathie dans leurs projets.

TEXTE | Lionel Pousaz

« On a construit beaucoup d’appartements et de villes idéales comme s’il existait un humain idéal, raconte Florinel Radu, professeur d’architecture à la Haute école d’ingénierie et d’architecture de Fribourg – HEIA-FR – HES-SO. Je l’ai vécu il y a presque 40 ans sous le communisme, en Roumanie : les logements étaient tous les mêmes parce qu’on devait être tous les mêmes. Et de fait, nous sommes tous devenus un peu les mêmes. » De sa jeunesse roumaine, Florinel Radu a tiré deux leçons. D’une part, le bâti influe profondément sur notre comportement à des niveaux aussi subtils que profonds.D’autre part, l’architecture ne peut constituer le terreau d’interactions de qualité que si elle prend en compte la diversité de la nature humaine. Et c’est souvent sur ce point qu’elle échoue.

Impliqué dans la création du quartier de l’Églantine à Morges (VD), l’architecte a dès le départ insisté sur la nécessité d’offrir un habitat qui corresponde à des profils variés –piliers de la communauté, tempéraments plus solitaires, familles, retraités… Le projet décline des variations de l’habitat en fonction de ce que Florinel Radu appelle des « profils résidentiels ». Chaque bâtiment, dans sa structure et son organisation, reflète des aspirations différentes sur la question du vivre-ensemble. Les espaces communs permettent à la collectivité de s’organiser. Selon lui, une telle démarche représente une condition sine qua non pour une durabilité effective. « Le facteur déterminant de la durabilité dans l’habitat, ce n’est ni l’énergie ni la biodiversité, mais le social et l’humain. Son rôle est à la fois celui d’acteur, de décideur, d’utilisateur. On ne peut pas avoir de quartier durable si les habitantes et les habitants ne portent pas eux mêmes le projet. »

De manière plus fondamentale, le professeur s’étonne que, souvent, sa discipline omette simplement d’explorer la dimension sociale. Il fait remarquer que, tandis que les sociologues étudient les relations humaines comme si elles se déroulaient hors de l’espace, les architectes éludent fréquemment cette question pourtant centrale : « Une partie de l’explication, c’est peut-être que l’on ne rencontre pas les utilisatrices et les utilisateurs lorsqu’on doit construire des logements collectifs. On n’apprend pas à les connaître. » Florinel Radu évoque aussi certaines contraintes de l’architecture contemporaine, par exemple les normes énergétiques comme Minergie. Appliquées à une « durabilité mal comprise », déployées sans regard pour l’aspect social du bâti, ces normes peuvent appauvrir les relations entre les personnes, car leurs standards d’isolation thermique entraînent parfois une forme de cloisonnement de la construction, une manière de dessiner le bâtiment en petites boîtes séparées les unes des autres. « Le concept vient du monde de l’ingénierie, pas des architectes », indique l’expert. Et si ces derniers ne font pas bien leur travail, cela peut accentuer les séparations et isoler socialement : « Le résultat, c’est qu’en Suisse, on trouve beaucoup de quartiers récents déserts, où les gens sortent peu de chez eux », commente Florinel Radu.

Pruitt-Igoe est un complexe de logements sociaux construits en 1954 aux États-Unis. Incarnant le progrès architectural pour les classes populaires, il s’est transformé en un symbole de l’échec de l’urbanisme moderniste. Parce qu’il ne correspondait pas aux besoins des habitantes et des habitants (vastes couloirs sans surveillance, espaces publics mal conçus, etc.), Pruitt-Igoe a été démoli en 1972, moins de 20 ans après sa construction. | © ZUMA PRESS, INC. / ALAMY STOCK PHOTO

L’humain oublié : le confort et les leçons de l’architecture traditionnelle

De son côté, Paola Tosolini, professeure d’architecture à la Haute école du paysage, d’ingénierie et d’architecture de Genève (HEPIA) – HES-SO, n’hésite pas à évoquer « un oubli » de l’humain : « Nombre d’architectes contemporains ont choisi l’esthétique aux dépens du confort. Par exemple, dans l’étude des façades, on a souvent privilégié la composition esthétique à la qualité de l’ambiance intérieure et au confort des utilisateurs. On a omis les problèmes d’éblouissement et de surchauffe. » Or le confort constitue un élément essentiel à l’harmonie des interactions sociales. « Les relations humaines sont beaucoup plus faciles si on conjugue le confort dans ses aspects de luminosité, d’espace et de spatialité », considère-t-elle.

L’esthétique n’en est pas moins une composante importante de l’aspect social, poursuit la chercheuse. Elle évoque ainsi Le Corbusier et sa découverte, dans les fermes jurassiennes, de cheminées en forme de cône tronqué, autour desquelles s’articulaient les cuisines, lieux de rassemblement de la famille. Bien des années plus tard, quand le Chaux-de-Fonnier dessinait le palais de l’Assemblée de Chandigarh, la capitale du Pendjab, en Inde, c’est autour d’une structure analogue – un cône tronqué –, qu’il allait dessiner l’enceinte des débats parlementaires. Sans l’intellectualiser outre mesure, Le Corbusier avait ressenti dans les demeures familiales du Jura « une idée d’assemblée et de communauté, à partir de laquelle il a composé quelque chose de neuf », explique Paola Tosolini. Experte de l’architecture vernaculaire – le bâti traditionnel d’avant l’ère de l’architecture professionnalisée– la chercheuse trouve dans les bâtiments anciens la matière pour revenir aux sources du métier : l’espace organisé pour favoriser les relations humaines. De quoi remettre en question la posture de l’architecte contemporain, parfois intellectualisée à outrance ,au point d’avoir « perdu le contact avec l’humain, explique-t-elle. L’architecture vernaculaire consiste en un savoir-faire collectif très pragmatique, ancré dans la nature et les matériaux du lieu. »

Les friches pour expérimenter le vivre-ensemble

Pour sa part, Séréna Vanbutsele, professeure d’architecture à la HEIA-FR, explore le rôle social du non-bâti et des friches. Elle a notamment accompagné des projets de réaffectation de halles industrielles fribourgeoises. Dans ces espaces apparemment désertés, des jeunes venaient faire du skate. Les murs étaient couverts de graffiti à travers lesquels ils témoignaient de l’importance de ces lieux. « C’était intéressant de découvrir l’existence de ces populations qui ne trouvent pas leur place ailleurs et qui, dans des espaces un peu plus informels et reculés, finissent par découvrir un lieu où s’exprimer », observe la professeure.

Les friches peuvent aussi être le théâtre d’une expérimentation plus formelle du vivre-ensemble. Ainsi en est-il du site de l’ancienne brasserie Cardinal de Fribourg – qui désormais héberge des laboratoires et un incubateur de start-up, au sein d’un pôle d’innovation baptisé Bluefactory. Pendant des années, tout un microcosme associatif a profité des loyers très bas pour offrir des services de recyclage ou des ateliers communautaires– « des initiatives intéressantes sur le plan du vivre-ensemble », précise la professeure. Aujourd’hui, le quartier voit émerger des bâtiments plus conventionnels. À terme, le monde associatif alternatif est condamné à quitter l’endroit, déplore Séréna Vanbutsele : « Ces acteurs perdent leur place quand l’espace se formalise, alors même qu’ils y auront contribué pendant plus d’une décennie de flottement administratif. Mais d’autres lieux de ce type seront probablement créés, là où des bâtiments sont devenus obsolètes. »

Au final, si l’architecture fait souvent l’impasse sur sa propre vocation – en reléguant la dimension sociale aux friches, aux projets expérimentaux ou aux gloires passées du vernaculaire– « c’est peut-être simplement parce que rares sont ceux qui acceptent de s’acquitter de la facture », conclut Florinel Radu. La plupart des professionnel·les actifs dans le développement de projets immobiliers se contentent de faire du chiffre au mètre carré. Et, dans une société toujours plus individualiste, les utilisateurs « veulent bien payer pour équiper leur cuisine, moins pour les espaces en commun ». Face aux contraintes budgétaires, le besoin de soutenir des espaces qui créent des liens authentiques et différents devient encore plus urgent.