HEMISPHERES-N°25 Vivre avec les instabilités // www.revuehemispheres.ch

S’éloigner d’un discours centré sur la crise

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Nous trouvons-nous face à des instabilités d’une ampleur inédite ? Pour y répondre, il est utile d’opérer un retour vers les années 1970. Puis de réfléchir à de nouveaux mots pour s’orienter dans un monde mouvant.

TEXTE | Geneviève Ruiz

Les trois risques les plus forts identifiés par les 1200 expert·es ayant participé au Rapport 2023 sur les risques mondiaux du Forum économique mondial sont l’inflation, les événements climatiques extrêmes et les confrontations géopolitiques. 80% de ces spécialistes expriment une vision négative pour l’avenir. Et ils sont loin d’être les seuls : les nouvelles publications sur un monde de plus en plus incertain se succèdent à un rythme soutenu. Vivons-nous réellement quelque chose d’inédit en termes de crises et de risques ? « Cela fait cinquante ans que nous sommes sortis de la période d’après-guerre où le plein-emploi était garanti et l’État providence répondait aux besoins des citoyen ·es », indique Sandro Cattacin, professeur de sociologie à l’Université de Genève. On s’en souvient peu, mais les mythes du progrès et de la stabilité avaient déjà vacillé dans les années 1970 avec les chocs pétroliers successifs.

La société du risque

Une décennie plus tard, dans le contexte du VIH et de Tchernobyl, paraît en 1986 en Allemagne le livre pionnier du sociologue Ulrich Beck 1Ulrich Beck (1944-2015) est l’un des sociologues les plus marquants de l’époque contemporaine. Il était enseignant à l’Université de Munich et à la London School of Economics. Outre les risques, il s’est également intéressé à la mondialisation. Dans ce cadre, il remettait en question les États-nations et militait en faveur d’un parlement mondial., intitulé La Société du risque. Son succès est lié au fait qu’il fournit des clés de compréhension d’un changement de société majeur : les risques alimentaires, sanitaires ou industriels font désormais partie intégrante des sociétés modernes basées sur des infrastructures technologiques lourdes. La question centrale y devient celle de la répartition et de la gestion des risques. « Cette société des risques passe par l’abandon d’un système dans lequel l’État social s’occupe de tout, commente Sandro Cattacin. Elle est caractérisée par des risques sans frontière et par les impacts indifférenciés des catastrophes sur les personnes. Ceux-ci, dans un premier temps du moins, ne sont plus en lien avec leur statut social. Les Suisses·ses qui ont dû renoncer aux salades de leur potager en 1986 s’en souviennent bien. » La société du risque génère de nouvelles incertitudes, dans le sens où elle fonctionne avec des systèmes technologiques interdépendants et dont la complexité devient en partie incontrôlable. Chaque individu sait désormais qu’il est confronté à des risques pouvant avoir des conséquences pour sa survie.

Lié à cette nouvelle conscience des risques, un autre phénomène émerge : la destitution de l’autorité de la science. « La thèse de la société du risque peut être raccrochée à celle d’une société des controverses, souligne David Demortain, sociologue des sciences et de l’action publique à l’Université Paris-Est Marnela- Vallée. Les énoncés scientifiques y sont mis publiquement à l’épreuve, en particulier lors de crises. Les incertitudes couplées à la politisation des événements que sont les risques rendent difficile un accord sur l’interprétation des faits. On a pu le constater lorsqu’il a été question de la vache folle, des OGM, ou plus récemment lors du Covid-19 : les sciences, même les plus ‹dures›, sont débattues par différents acteurs sociaux. » Des débats qui peuvent ajouter une confusion à l’incertitude déjà ressentie par les individus. Pour David Demortain, la société du risque comporte en outre de nombreuses contradictions, dont toutes n’avaient pas été relevées par Ulrich Beck : « L’une d’elles est que la société du risque destitue l’autorité de la science tout en connaissant simultanément une institutionnalisation des méthodes d’analyse des risques pour soutenir l’action publique. » Les « sciences du risque », avec leurs approches chiffrées et rationnelles, n’ont en effet cessé de se développer depuis les années 1980. Et, on l’a vu durant la pandémie, les gouvernements se saisissent de ce savoir scientifique pour tenter de contrôler les risques, tout en faisant face à des controverses sur ce même savoir. Une position difficilement tenable…

L’incertitude comme bruit de fond

La science n’est pas la seule autorité remise en cause dans la société des risques, que Ulrich Beck qualifie aussi de « liquide » : « On y assiste à une liquéfaction de toutes les valeurs sûres comme l’Église, l’État providence ou le mariage, observe Sandro Cattacin. Les grandes organisations se désintègrent du jour au lendemain, comme Swissair ou plus récemment Credit Suisse. Pour l’individu, toutes ces incertitudes forment un bruit de fond permanent. » Pour y faire face, le sociologue constate que l’individu passe désormais par une quatrième phase de socialisation. « On distingue classiquement trois phases de socialisation : les premières années de la vie, l’adolescence avec l’acquisition des compétences sociales, puis le passage à l’âge adulte avec le développement d’une personnalité. La quatrième phase intervient après 25 ans et concerne la constitution du sujet réflexif de ses propres choix. Avec les crises successives, l’individu est placé dans une nécessité de contrôle de soi. Il s’agit d’une capacité à se dire soi-même, à donner du sens à sa vie, à se situer par rapport au monde », détaille-t-il.

Cette quatrième socialisation concerne tout le monde, quel que soit son statut. « Les syntagmes ‹classe sociale› ou ‹capital social›, traditionnellement utilisés en sociologie, ont moins de sens dans une société instable, poursuit Sandro Cattacin. Les individus qui sont passés par des épreuves comme la migration ont par exemple souvent développé des ressources pour naviguer dans l’instabilité. Ce qu’on observe, c’est que les groupes marginalisés ont tendance, durant ce processus de subjectivation, à privilégier des définitions radicales d’eux-mêmes ou de leurs appartenances. Parce que, d’une certaine manière, cela les rend intouchables. » Globalement, Sandro Cattacin note une progression de l’individualisme, « mais d’un individualisme tacticien. Face à l’adversité, on développe des stratégies pour survivre. Le problème, c’est que, pour faire société, les individus doivent aussi développer la confiance et la coopération. Cela représente actuellement un grand défi. »

Modifier le discours

Loin d’être inédites, les instabilités de notre société technologique font donc partie d’un « bruit de fond » depuis plusieurs décennies, qui va jusqu’à modifier la socialisation des individus. Mais pourquoi le sentiment que les instabilités présentes sont d’une nature nouvelle est-il généralisé ? Pour le théoricien de la littérature Yves Citton, professeur à l’Université Paris 8, une explication réside dans la surutilisation du terme « crise » pour caractériser les événements du monde contemporain : « Le message véhiculé derrière ce terme est celui de la vision du monde hégémonique d’une certaine frange d’économistes. » « Crise » a une longue histoire, qui remonte au mot grec krisis, utilisé en médecine. Il désigne le moment qui va permettre le diagnostic et la sortie de crise. Après une longue évolution, « crise » a été repris par les économistes pour désigner un moment où le système a dysfonctionné, mais qui sera surmonté pour retrouver un fonctionnement normal. « Depuis les débuts du capitalisme, dès qu’il y a une crise, les gouvernements promettent d’en sortir, précise Yves Citton. Ils perpétuent ainsi le mythe cyclique de ‹ça allait bien, ça va mal, ça ira mieux›. C’est le discours politique dominant, celui qui organise la société et produit des décisions. Pour rappel, si la politique se fait parfois avec des kalachnikovs, parfois au moyen d’un bâton, elle se fait surtout à travers des discours. »

D’où l’importance de réfléchir à d’autres mots, porteurs d’autres visions, d’autres régimes de temporalités et d’actions, plus proches des défis de notre société extractiviste 2Pour Yves Citton, l’adjectif « extractiviste » permet de caractériser notre société avec plus de précision que « capitaliste » ou « consommatrice » : cela désigne le fait de réduire son environnement aux « ressources » qui peuvent en être tirées et d’exploiter celles-ci sans tenir compte de leur renouvellement, ni des dommages collatéraux de cette exploitation., à savoir dans quelle direction réorienter les forces productives pour permettre à la planète de rester habitable. « On peut par exemple remplacer le terme de crise par celui d’effondrement, qui a pris beaucoup d’importance dernièrement, fait valoir Yves Citton. À l’image des permacrises, nous serions en train de vivre des ‹perma-effondrements› partiels. Derrière, il y a l’idée que quelque chose va se passer, suite à quoi le monde sera différent. Mais je ne pense pas que tout va s’effondrer d’un coup. J’ai une préférence pour le terme ‹bifurcation›. »

Notre société complexe pourrait être représentée par un gros paquebot qu’il faudrait réorienter vers un système moins extractiviste. La bifurcation permet d’entamer un processus de transformation des organisations, qui ne peuvent pas disparaître du jour au lendemain. « Parce que ces systèmes nous nourrissent autant qu’ils nous pourrissent. On ne peut pas supprimer d’un coup l’agriculture industrielle, les systèmes financiers ou énergétiques. Les conséquences seraient catastrophiques. » Dans son essai paru en 2021 Faire avec, conflits, coalitions, contagions, Yves Citton invite à abandonner les postures guerrières qui divisent notamment les milieux écologistes et propose de « faire avec » de multiples façons de s’opposer à l’écocide. « Cela ne signifie pas la passivité, explique-t-il. Il s’agit de voir les choses dans toute leur ambivalence. Les bénéfices du système extractiviste actuel sont captés par une élite, que je préfère appeler ‹le 1%›. Si ces gens ont une immense responsabilité dans le saccage planétaire actuel, ils sont, d’une certaine façon, pris dans un système. Comme les 30% les plus riches de la population mondiale, dont je fais partie. Même si nous rejetons le système, nous profitons de son confort et avons de la peine à changer de mode de vie. Ce n’est toutefois pas (seulement) une question de choix personnels, mais surtout de bifurcations infrastructurelles. »

Comment faire pour que le paquebot bifurque et ne sombre pas ? Au lieu de s’enliser dans les rivalités, les différents groupes de lutte contre le régime extractiviste doivent s’unir et trouver des alliés dans le 1% et dans la société. « C’est la seule alternative que je conçois au conflit généralisé », affirme l’essayiste, qui précise : « Ce dernier ne serait cependant pas en lien avec la diminution des ressources. Dans son ouvrage Divided Environments (2022), le politologue Jan Selby et ses collègues analysent les cas de cinq régions du monde en proie à des conflits liés à l’eau, comme le Soudan ou Israël. Le point de vue classique voudrait qu’ils soient liés au stress hydrique. Malgré le manque d’eau, ce n’est pas le cas. Les origines des conflits se trouvent toujours dans l’accaparement de cette ressource par des minorités ou par des titres de propriété. Le plus grand enjeu actuel n’est donc pas directement l’habitabilité de la planète, mais bien l’accaparement de ces ressources par le 1% ou les 30% qui s’accrochent à leurs privilèges. Il n’est pas du tout trop tard pour faire bifurquer le cours des choses. »

© SAMUELL, ADOBE STOCK, HENRI BUREAU / CONTRIBUTEUR, PUBLIC DOMAIN


« L’incertitude contient en elle le danger et aussi l’espoir »

Edgar Morin, philosophe français

© PUBLIC DOMAIN, CABI / C.J. ASJES


Définitions

INSTABILITÉ
Caractère de ce qui tend à bouger, à se déplacer ou qui est en équilibre précaire. Ce mot comporte aussi des définitions spécifiques dans certaines disciplines scientifiques comme la chimie, la physique, la géologie, la psychologie ou encore l’économie.

FLUIDITÉ
Synonyme de liquidité, de mobilité ou d’accessibilité, ce mot décrit la qualité de ce qui est fluide ou la facilité avec laquelle une matière ou un liquide s’écoule uniformément. Il est également utilisé pour parler du trafic ou de ce qui est difficile à fixer. « Genre fluide » désigne encore une personne dont l’identité sexuelle est changeante, qui passe du masculin au féminin, voire au genre neutre.

RÉSILIENCE
Au départ, la résilience est un terme de physique caractérisant la capacité de résistance d’un matériau à un choc. Son champ sémantique s’est ensuite élargi à d’autres disciplines comme la biologie ou l’économie. Son utilisation en psychologie a été popularisée suite à la parution d’ouvrages à succès comme Résilience du psychiatre Boris Cyrulnik en 2009. Dans ce cadre, il décrit la manière dont un individu qui a subi un traumatisme parvient à se reconstruire.

RISQUE
Possibilité ou probabilité qu’un fait ou un événement considéré comme un mal ou un dommage se produise, le risque vient du latin resecum, ce qui coupe. Dans un dossier datant d’avril 2023 consacré à l’histoire de la perception du risque, le magazine Usbek et Rica explique que le terme « risque » « semble aussi provenir du mot rizq, issu de l’arabe médiéval et qui signifie ‹pain› ou ‹subsistance›, avec une forte allusion à ce qui est ‹fourni par Dieu›. Il y a donc un lien entre ce mot et l’idée que la main du destin pèse sur les affaires humaines. »

VULNÉRABILITÉ
Du latin vulnus, blessure, la vulnérabilité désigne le caractère de quelque chose de fragile ou de sensible. Il peut aussi s’appliquer à une faiblesse. Auparavant peu utilisé, ce mot s’est largement diffusé dans les médias, les associations et dans le monde universitaire depuis le début des années 2000.


Les risques perçus selon deux échelles de temps

TEXTE | Geneviève Ruiz
INFOGRAPHIE | Bogsch & Bacco

La question « Pouvez-vous estimer l’impact probable de 32 risques globaux sur une période de deux ans, puis de dix ans ? » a été posée à un panel d’universitaires, de dirigeant·es d’entreprise ou de gouvernements, ainsi que de représentant·es de la société civile dans le cadre de l’enquête globale sur la perception des risques, publiée dans le Rapport 2023 sur les risques mondiaux du Forum économique mondial.

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© SOURCE : WORLD ECONOMIC FORUM GLOBAL RISKS PERCEPTION SURVEY 2022-2023

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