Un projet genevois démontre que l’intégration des Roms est possible. En misant sur une culture de l’échange, l’accompagnement et la formation, cette initiative a permis d’améliorer le quotidien de communautés qui vivent dans des conditions difficiles.

TEXTE | Andrée-Marie Dussault
PHOTOGRAPHIE | Yves Leresche

Environ 100’000 Roms vivent aujourd’hui en Suisse, selon plusieurs associations. La majorité possède la nationalité helvétique et est bien insérée dans la société. D’autres, environ 30’000, sont des nomades – qui représentent à peine 1% des Roms – et vivent en caravane, malgré le manque d’aires d’accueil. D’autres encore font des allers-retours entre leur pays d’origine – la Roumanie ou la Hongrie – et les grandes villes suisses.

Professeure à la Haute école de travail social de Genève – HETS – HES-SO, Monica Battaglini signale que par «Rom», on désigne les populations anciennement appelées «Tsiganes»: «Leur origine remonte à une migration depuis l’Inde vers le Xe siècle. Ils ont une longue histoire européenne et sont reconnus comme la plus grande minorité ethnique transnationale du continent.» On distingue comme principaux groupes les Roms, les Sintés ou Manouches, ainsi que les Kalés. Il y a encore les Yéniches, reconnus comme minorité culturelle en Suisse, au même titre que les Manouches et les Sintés.

Une espérance de vie jusqu’à vingt ans inférieure à la moyenne

En 2016, la HETS-GE et Caritas Genève ont mené un projet pilote auprès d’une communauté de Roms précarisés venant de Roumanie, présente à Genève. Ce projet était également soutenu par Innosuisse. «Il s’agit d’un ensemble de familles élargies – 200 à 300 personnes – effectuant une migration pendulaire entre leur village d’origine et Genève», précise Monica Battaglini. Elles vivent dans des conditions extrêmement difficiles. Leur espérance de vie est de 15 à 20 ans inférieure à la moyenne suisse. à Genève, ces familles sont très visibles parce qu’elles ne possèdent pas de logement fixe. Les habitants d’un même village se retrouvent et dorment sous le même pont ou dans le même parc. Ces Roms ne sont pas représentatifs de ceux établis à Genève ou en Suisse: «Ces derniers sont pour la plupart très bien intégrés et le plus souvent, nous ignorons leur appartenance à cette minorité, poursuit la professeure. Après des siècles de persécutions, ils tendent à la cacher.»

Le projet, nommé «Mieux vivre ensemble Roms et Genevois», consistait à offrir à cette communauté de Roms un dispositif d’accompagnement spécifique qui tienne compte de ses désavantages socio-économiques particuliers, tout en promouvant la communication entre ces migrants et les autochtones. Sur le terrain, une équipe de médiation mixte – composée de Roms et de Suisses – a été créée. «Nous utilisions la métaphore de la “passerelle” pour décrire cette équipe», glisse Monica Battaglini. Ce groupe mixte avait pour mission d’améliorer l’accès des Roms au droit commun, en leur offrant accompagnement et suivi auprès des institutions, ainsi que des séances d’information. Le rôle des chercheurs était d’identifier comment adapter au mieux les interventions auprès des Roms selon les caractéristiques de ceux-ci. Ils ont ainsi analysé les interventions et ont nourri la réflexion des intervenants avec des exemples tirés d’études d’autres réalités.

«Les membres de cette communauté viennent ici pour chercher des petits boulots, mendier ou se livrer au travail du sexe, explique la chercheuse. Ils ont difficilement accès à l’emploi. Ils ne parlent pas français, la plupart sont analphabètes et les Roumains déjà établis ne leur apportent pas leur support. Ajoutez à cela la stigmatisation dont ils sont l’objet et vous obtenez un cocktail explosif qui les handicape fortement.» Par exemple, les travaux domestiques qu’effectuent certains migrants «latinos» leur sont très peu accessibles. De surcroît, ils ignorent souvent leurs droits et les services qui peuvent leur venir en aide. Précisément, l’un des objectifs de l’équipe du projet consistait à accompagner ces Roms auprès des services publics où, grâce à ce soutien, l’obstacle de la langue, mais aussi certains préjugés, ont pu être surpassés. Ils se sont rendus à l’hôpital, chez une avocate qui défend les auteurs de «délits de pauvreté» (telle la mendicité), ou encore aux services de contraventions. «En vertu de la loi sur la mendicité, ces personnes sont parfois endettées au-delà de leurs capacités à payer, même sur toute une vie, indique Monica Battaglini. Elles ont aussi été accompagnées au poste de police. Cette démarche a parfois permis d’améliorer les relations.»

Une communauté terrorisée par les contrôles policiers

Pour promouvoir le dialogue et le partage, des groupes de parole, mixtes et entre Roms, ont été instaurés. «Il est notamment ressorti de ces échanges la terreur qu’inspirent les policiers à cette communauté, fait valoir la chercheuse. Notre étude montre d’ailleurs qu’en 24 heures, ils peuvent être contrôlés jusqu’à 8 fois par les forces de l’ordre.» Les groupes de parole ont aussi fait émerger des valeurs et des émotions communes. à travers ce projet, il s’agissait également d’augmenter le pouvoir d’agir de cette population. Entre autres, par l’accès à la scolarité et à la formation professionnelle pour les enfants, par l’apprentissage du français et de compétences de médiateurs pour les adultes. Avant-gardiste, l’initiative a connu un tel succès qu’elle s’est pérennisée: elle est devenue «Pôle de médiation intercommunautaire», un programme permanent géré par Caritas Genève.

Tiberiu Moldovan, Rom lui-même, y travaille en tant que médiateur. «Juste à Genève, nous comptons 21 villages roms de différentes communautés, lesquelles ne s’entendent pas toujours entre elles», souligne-t-il. Il s’investit tant avec les nouveaux arrivants qui ont besoin de repas, de douches ou d’un hébergement d’urgence qu’avec ceux, déjà connus, nécessitant de l’aide pour accéder aux services juridiques, administratifs ou sanitaires, ou encore avec ceux qui travaillent et possèdent un logement. également membre du comité de l’ONG Mesemrom à Genève, Tiberiu Moldovan explique que «comme pour toutes les personnes en situation précaire, l’intégration des Roms passe par l’accès à la formation et au logement, pour avoir ensuite accès à l’emploi». Dans une perspective d’intégration, l’association de soutien aux Roms organise des événements culturels: films, conférences, concerts ou festivals.


Un jeu pour tordre le cou aux préjugés

Voleurs, mendiants, musiciens, nomades… Les Roms sont la population la plus stéréotypée d’Europe. Pour combattre ces clichés, un serious game nommé Citoyens mitoyens a été créé, destiné aux écoliers de 13 à 15 ans. Son contenu est fondé sur une enquête menée par la Rroma Foundation à Zurich, ainsi que sur des recherches menées à la Haute école de travail social et de la santé I EESP I Lausanne – HES-SO. Bientôt disponible en ligne, il consiste à rassembler les bribes de mémoire de personnages devenus amnésiques.

«Il y a des dialogues avec des personnes, des objets, ainsi que des histoires tirées de vrais parcours de vie, explique le sociologue Jean-Pierre Tabin, responsable de ce projet et doyen du Laboratoire de recherche de l’EESP. Peu à peu, le personnage retrouve des éléments de ses souvenirs oubliés. En cours de route, le joueur est soumis à des quiz. Ensuite, il découvre un court-métrage, où le personnage, réel, se raconte.» Les acteurs du jeu sont des individus de toutes sortes – employé de commerce, musicien, enfant, sans emploi, etc. – qui ont en commun de se présenter en tant que Roms.

«Nous avons créé une première version de Citoyens mitoyens, qui a été testée auprès d’un public cible afin d’avoir un retour quant aux illustrations, aux intrigues, à la jouabilité, précise Jean-Pierre Tabin. Avec ce jeu, notre idée est de mettre en cause des préjugés réducteurs et de permettre aux jeunes de comprendre les mécanismes discriminatoires qui opèrent en Suisse, en s’appuyant sur l’exemple des Roms.» Le développement de ce serious game a comporté de nombreux défis, car «il devait à la fois être ludique, informatif et il fallait nous-mêmes éviter de reproduire des stéréotypes».

Soutenu par Innosuisse – agence suisse pour l’encouragement de l’innovation, le projet a été développé sur la base d’une collaboration entre l’EESP, la Haute école pédagogique de Lausanne, la Haute école d’art et de design HEAD – Genève – HES-SO, l’entreprise Digital Kingdom à Vevey, ainsi que la Rroma Foundation à Zurich.