Quelles sont les croyances qui poussent chaque année des millions de personnes à partir pour s’instruire, se reposer, se «retrouver»? Dans une société productiviste et sécularisée, la quête de transcendance passe souvent par l’Ailleurs.
TEXTE | Matthieu Ruf
«Me reconnecter à moi-même», «trouver un nouveau sens à ma vie»… Telles sont les raisons de partir que l’anthropologue Ellina Mourtazina a récoltées dans le cadre de sa thèse en géographie. Les touristes qu’elle étudie sont des Suisses partis en retraite spirituelle à Dharamsala, en Inde, souvent à la suite d’une rupture existentielle, comme un divorce ou une bifurcation professionnelle. «Être assis en tailleur à méditer pendant dix jours, sans parler, c’est éprouvant, relate la doctorante de l’Université de Lausanne. Presque un chemin de croix! La souffrance fait partie de l’aventure, et leur satisfaction est grande à la fin du séjour. Ils ressentent une forme d’humanisme universel et ont le sentiment de ‹revenir à…› quelque chose, qu’ils ont de la peine à définir.»
Face à l’accélération du monde, le voyage, aujourd’hui en Occident, représente plus que jamais une soupape, un espace-temps de régénération. Si les stages de yoga, les digital detox ou les marches méditatives ont le vent en poupe, il ne s’agit que d’une manifestation moderne d’une des grandes promesses du voyage de loisir depuis son origine: le retour aux sources. Qu’est-ce qui nous en a éloignés? Et pourquoi partir nous permettrait de renouer avec ce «quelque chose» d’essentiel?
Dumas au Grand-Saint-Bernard
Depuis l’Antiquité, des croyances ont poussé les humains à se déplacer, que ce soit dans le but de consulter un oracle, de bénéficier des pouvoirs de guérison d’un lieu saint (comme Lourdes aujourd’hui) ou de sources thermales (celles de Loèche-les-Bains, déjà utilisées par les Romains), ou encore de découvrir des territoires supposés. À la fin du XVIIe siècle, les jeunes aristocrates anglais commencent à pratiquer le Grand Tour, un long et codifié périple à but éducatif qui les conduisait aux racines de la culture européenne, en Italie et en Grèce. Mais c’est avec la naissance du chemin de fer et l’expansion de la bourgeoisie que le tourisme moderne prend son essor.
«Vers 1830, les motivations changent, explique Ariane Devanthéry, historienne et auteure de Itinéraires. Guides de voyage et tourisme alpin (1780-1920). Il ne s’agit plus de développer ses connaissances mais de voyager pour ressentir quelque chose. En 1832, Alexandre Dumas fait un aller-retour en char-à-bancs et à dos de mulet de Martigny au Grand-Saint-Bernard, sans autre but que d’y aller, pour jouer avec ses peurs.» Petit à petit, le discours touristique que nous connaissons aujourd’hui se met en place. Les premiers guides de voyage alpin, dès les années 1780, promettent ainsi déjà des «émotions fortes», indique Ariane Devanthéry. À la même époque, et à l’image des Occidentaux d’aujourd’hui qui rendent visite aux tribus d’Amazonie, «des étrangers venaient en Suisse pour découvrir le ‹paradis rural›: la démocratie directe du village de petits paysans qui vivent au plus proche de la nature», relate Rafael Matos-Wasem, professeur à la Haute Ecole de Gestion & Tourisme à la HES-SO Valais-Wallis.
Cette recherche du «paradis» est fondamentale dans le développement du tourisme, phénomène causé par la modernité et qui deviendra, en moins de deux siècles, une manière d’échapper à celle-ci. En effet, si les révolutions industrielles ont permis l’explosion des moyens de transport, elles ont aussi engendré l’urbanisation et la dégradation de la planète. Dans la société occidentale, productiviste et sécularisée, il n’est pas rare d’avoir le sentiment de perdre un rapport authentique au monde.
Un rituel moderne
Le tourisme devient alors un rituel moderne, affirmait dès 1976 Dean MacCannell dans son étude sociologique The Tourist. Les sites naturels «préservés de la civilisation», volcans, glaciers, déserts, ne fonctionnent-ils pas comme des lieux de pèlerinage, où les flots de visiteurs cherchent à raviver un ordre moral et cosmique que la routine, le consumérisme ou le surmenage les empêchent de percevoir au quotidien? Outre les forces de la nature, la beauté d’une œuvre d’art ou la dignité d’une lutte humaine, côtoyées le temps d’une visite de musée, peuvent aussi faire du tourisme un «voyage sacré» alternant avec l’espace-temps «profane» de la vie de tous les jours, selon l’expression de l’anthropologue Nelson Graburn. Dans son livre Tourism, Magic and Modernity, une étude sur des voyages organisés à La Réunion, David Picard, anthropologue, note que les objets-souvenirs ramenés des vacances fonctionnent pour beaucoup comme des talismans capables de «faire du bien» lors des journées grises. Le touriste sent même que son corps – de façon analogue à celui du pèlerin après un rite de purification – conserve une autre «énergie» quelque temps.
À la quête de transcendance répond l’une des croyances fortes qui sous-tendent le tourisme: la promesse de transformation, largement diffusée par le discours publicitaire d’une industrie qui génère, aujourd’hui, 1200 milliards de francs par an. Parfois, elle se réalisera en profondeur, comme chez ces voyageurs qui décident, une fois rentrés, de quitter leur partenaire ou leur lieu de vie. Souvent, elle n’offrira qu’un retour aux sources momentané.
Le tourisme couvrant désormais la quasi-totalité de la planète, comme le rappelle Rafael Matos-Wasem, il est désormais aisé d’aller méditer à l’autre bout du monde ou de «vivre» quelques jours avec une communauté indigène. En parallèle, le succès de voyages plus traditionnels, comme les pèlerinages des grandes religions, ne se dément pas. Ces rituels, comme le fameux chemin de Compostelle, sont toutefois souvent entrepris «à la carte» ou combinés avec du sport et des loisirs. La frontière est floue: le tourisme moderne n’a-t-il pas intégré les églises et les lieux saints comme autant «d’incontournables»?
Voir ou ne pas voir la montagne
Ces incontournables, bien sûr, sont relatifs. «Il ne faut pas oublier que c’est une petite frange de la population mondiale qui voyage», rappelle Rafael Matos-Wasem. Pour cette minorité, le départ représente un puissant moyen de distinction sociale, souvent dans la croyance que l’on échappe soi-même à la condition de touriste.
En outre, si les constats dressés dans cet article ne s’appliquent pas à tous les touristes européens, ils sont encore moins valables sur d’autres continents. Saskia Cousin et Bertrand Réau, dans leur ouvrage Sociologie du tourisme, voient ainsi chez les touristes chinois qui viennent en Occident une quête d’utopie «inversée». Plutôt qu’un «retour à un passé authentique», ces visiteurs rechercheraient «des infrastructures, des hébergements et des loisirs qui incarnent la modernité»: gratte-ciels, parcs d’attraction et autres «symboles du présent».
C’est que les croyances qui déterminent le voyage et la rencontre avec l’altérité dépendent de nos schémas culturels, souligne Ariane Devanthéry. «Au XVIIIe siècle, la nature que l’on admirait était celle du jardin à la française, maîtrisée par l’homme. On ne ‹voyait› pas la montagne, dont on avait peur. Ce n’est qu’avec l’esthétique du pittoresque, puis surtout celle du sublime, qui ont accompagné tout le romantisme, qu’on a trouvé les Alpes belles.»
Aujourd’hui, pour l’historienne, «la vogue des pèlerinages à pied semble dessiner une nouvelle spiritualité dans le voyage, qui est peut-être aussi un ordre culturel implicite»: celui d’un rapport au monde plus respectueux, dans la prise de conscience de ce que l’espèce humaine inflige à la planète. Avec un paradoxe, inhérent au tourisme depuis ses débuts: découvrir un site «authentique», naturel ou culturel, c’est y autoriser la venue du grand nombre, et donc rendre possible sa dégradation. Le paradis est toujours ailleurs.
Les routes de la foi
Le hajj pour les musulmans, le kumbh mela pour les hindous, le chemin de Saint-Jacques pour les chrétiens, la visite au Mur occidental pour les juifs, le lieu de naissance de Siddharta pour les bouddhistes: dans le monde, la religion fait se déplacer plus de 330 millions de personnes chaque année, selon l’Organisation mondiale du tourisme. Un chiffre approximatif, comme l’est la distinction entre tourisme et pèlerinage, opération commerciale et rite spirituel.
Rafael Matos-Wasem, professeur à la Haute Ecole de Gestion & Tourisme à la HES-SO Valais-Wallis, prend l’exemple du grand pèlerinage musulman, qui réunit 2 millions de personnes chaque année à La Mecque. «Les pèlerins dorment dans des hôtels, se déplacent en car, mangent et font des achats. Cette année, ils ont dépensé environ 6 milliards de dollars.» Le hajj est, après le pétrole, la plus importante source de devises pour l’Arabie saoudite.
Chez les catholiques, on estime que les Journées mondiales de la Jeunesse ont attiré 3 millions de personnes à Cracovie en 2016. Le chemin de Saint-Jacques, lui, voit son affluence grandir chaque année (278’000 pèlerins en 2016 contre 50’000 en 2000). «Ceux qui font l’expérience complète et marchent pendant trois mois n’ont pas besoin de nous, explique Alexandre Python, fondateur de l’agence romande Ad Gentes, qui organise des pèlerinages chrétiens pour un millier de personnes par an. Pour ceux qui ont moins de temps, ou des problèmes de dos, nous proposons la réservation des logements ou le transport des sacs.» Pour Rafael Matos-Wasem, «on peut pronostiquer une hausse de ce tourisme religieux, à l’heure où la recherche identitaire est forte.»