Un minimum et un maximum définis collectivement, une liberté individuelle dans l’entre-deux: la philosophe Antonietta Di Giulio imagine le chemin vers une qualité de vie durable. Elle invite à se focaliser sur le possible, loin des sirènes de la collapsomania.
TEXTE | Nic Ulmi
IMAGE | Raúl Soria
Y a-t-il des besoins essentiels et d’autres qui ne le sont pas? Selon la philosophe Antonietta Di Giulio, Senior Researcher à l’Université de Bâle, la question se révèle piégée. Engagée dans un vaste chantier d’étude sur la consommation durable, la chercheure suggère de se focaliser plutôt sur les conditions d’une «bonne vie» pour tout le monde et sur la définition collective de «besoins protégés». Le concept de «corridors de consommation», qu’elle développe depuis une dizaine d’années, permet de repenser les besoins entre responsabilités sociétales, élans individuels et variables environnementales.
Dans le livre Consumption Corridors. Living a Good Life within Sustainable Limits, dont vous êtes coauteure, vous suggérez d’éloigner le regard de la menace d’une catastrophe et de l’orienter vers «une bonne vie pour tout le monde». Pourquoi?
Tout d’abord parce que la peur est paralysante. Les études visant à comprendre ce qui pousse les gens à agir montrent qu’on ressent une motivation nettement plus forte si on imagine qu’on peut améliorer les choses que s’il faut prévenir un danger. Deuxièmement, focaliser le propos sur les problèmes causés par nos comportements nous conduit à regarder les actes de notre vie comme étant essentiellement mauvais. Or, le fait de demander à quelqu’un de juger négativement sa propre vie provoque des réactions d’hostilité au changement. C’est ce que montrent les études: lorsqu’on interroge des individus qui sont fortement opposés à des mesures politiques en matière de réchauffement climatique, on constate qu’ils ont souvent l’impression d’être incompris par les personnes qui leur demandent de changer leurs pratiques.
Pour quelle raison mettez-vous en avant l’expression « bonne vie » plutôt que d’autres plus courantes, telles que «bien-être» ou «qualité de vie»?
Au départ, c’est lié à mon background disciplinaire. Il existe une longue tradition en philosophie autour de la notion de «bonne vie», définie tour à tour en termes éthiques (une vie vertueuse), hédoniques (une vie heureuse), eudémoniques (une vie épanouissante)… Pour ma part, j’utilise l’expression «bonne vie» de manière plus ou moins interchangeable avec celle de «qualité de vie», dont elle souligne quelques facettes importantes. La qualité de vie, par exemple, n’implique pas nécessairement le fait de se sentir bien à chaque moment. On peut se sentir temporairement mal et en même temps avoir très fermement la conscience et la conviction qu’on est en train d’avoir une bonne vie. La notion de bonne vie n’est pas non plus forcément liée à celle d’une sensation de bonheur: il y a des actes qui peuvent vous faire sentir très heureux, sans que cela contribue à la qualité de votre vie.
En synthétisant les apports convergents des sciences sociales et de la philosophie, vous évoquez une palette de besoins partagés par l’humanité: disposer des biens qui comblent les nécessités vitales, vivre dans un environnement agréable, se développer en tant que personne, s’autodéterminer, faire partie d’une communauté, participer aux décisions sur l’évolution de la collectivité, bénéficier de la protection de la société. Peut-on considérer qu’il s’agit là de nos besoins essentiels?
Pour ma part, j’utilise plutôt la notion de «besoins protégés». Je préfère en effet considérer les besoins dans un contexte sociétal, les mettant en lien avec l’idée d’une responsabilité qui incomberait à nos sociétés d’assurer les conditions nécessaires pour que les gens vivent bien. J’évite également d’utiliser l’expression «besoins essentiels» parce qu’elle risque d’être utilisée pour réduire la définition de cette responsabilité sociétale au seul domaine de la survie physique, et aussi parce qu’elle sous-entend une hiérarchie qui conduit fatalement à considérer qu’en réalité certains besoins n’en sont pas vraiment. La philosophe britannique Kate Soper, qui a travaillé ces vingt dernières années sur les liens entre consommation, durabilité et «bonne vie», a dit un jour qu’«un besoin est un besoin», et c’est tout. Je pense qu’il faut définir les besoins que nous voulons et pouvons protéger, plutôt que les hiérarchiser en les désignant comme plus ou moins essentiels… Mais je voudrais vous renvoyer la question: pourquoi utilisez-vous l’expression «besoins essentiels»?
Une raison réside dans le fait que cette notion a trouvé une actualité inattendue lors des confinements liés à la pandémie de Covid-19, pendant lesquels on a pu voir des décisions politiques se prendre en toute urgence en matière de «besoins essentiels»…
Il a été en effet extrêmement intéressant de voir se poser dans le débat public la question de ce qui est essentiel (que les décisions prises à ce sujet aient été satisfaisantes ou non, c’est une autre problématique). Ce qu’il faut noter, c’est qu’en réalité la discussion ne portait pas sur les besoins, mais sur des satisfacteurs1L’économiste chilien Manfred Max-Neef (1932-2019), théoricien des besoins humains fondamentaux, a formulé en 1992 la notion de « satisfacteur » (satisfactor en espagnol, satisfier en anglais), définie comme l’un des moyens possibles de satisfaire un besoin donné. tels que les magasins, les salons de coiffure, l’offre culturelle, l’école, les espaces verts… La distinction est importante, car il peut y avoir un nombre de satisfacteurs différents pour un même besoin, et aussi parce que le fait de se focaliser sur les satisfacteurs conduit le plus souvent à négliger certains besoins.
On pourrait penser que ce focus était dû au cadre particulier de la pandémie, mais, d’une manière plus générale, c’est le plus souvent ainsi que les choses se passent: nous discutons des satisfacteurs et non des besoins. Parler plus fondamentalement de besoins et de qualité de vie est une chose dont nous n’avons pas l’habitude. De plus, des recherches montrent qu’il y a des intérêts en jeu qui poussent à pointer les satisfacteurs à la place des besoins. La publicité, par exemple, nous invite constamment à faire cette équation, nous conduisant à croire que tel satisfacteur coïncide avec tel besoin, et que ce dont nous avons véritablement besoin est donc un objet ou un service en particulier.
Il y a une autre discussion dont nous n’avons pas l’habitude. Lorsqu’on parle de qualité de vie, on discute rarement de la responsabilité que nous avons, en tant que société et en tant qu’individus, de ne pas nuire à la qualité de la vie d’autrui. Aborder cet aspect conduit à traiter conjointement la question de la «bonne vie» et celle des limites à l’intérieur desquelles celle-ci doit se situer pour être garantie à tout le monde.
Ce qui nous amène à la notion de «corridors de consommation». D’où vient-elle?
Il y a une dizaine d’années, un vaste programme de recherche sur la consommation durable a été mis sur pied en Allemagne, rassemblant quelque 80 chercheur·es. À cette occasion, nous avons travaillé sur la manière de définir la consommation durable, en lien avec la qualité de vie, et d’élaborer à partir de là des processus politiques transformatifs. Dans ce cadre, nous nous sommes demandé comment tenir compte de la diversité des situations. La perception de ce qu’est la qualité de vie est sujette à des différences culturelles, les gens ont des conditions de vie différentes selon leur âge ou selon qu’ils vivent en ville ou à la campagne… Surtout, il existe des inégalités qui rendent impossible de lier l’objectif de la durabilité à la seule idée qu’il faut réduire la consommation. Transmettre aux populations pauvres qui existent dans tous les pays (y compris en Suisse) un message selon lequel elles devraient réduire leur consommation constitue une approche cynique absolument inacceptable : ces personnes devraient, au contraire, bénéficier de davantage d’infrastructures, de services, de biens matériels, et ainsi de suite… Il nous fallait donc trouver une façon de définir la consommation durable qui prenne tout cela en compte.
Nous avons abouti ainsi, en 2013, à ce concept de corridors de consommation. Ceux-ci se situent entre une limite inférieure, qui représente le minimum dont tout le monde doit pouvoir disposer pour avoir une «bonne vie», et une limite supérieure définie en tenant compte des variables environnementales, un maximum au-delà duquel la consommation d’une personne nuit à la qualité de vie des autres et ne permet plus de garantir le minimum à tout le monde. L’espace entre ces deux limites est celui dans lequel chaque personne peut faire ses choix de consommation librement et durablement.
Comment faire pour adopter collectivement cette approche? Cela nécessite-t-il un changement politique radical?
Nous avons mené des études, notamment en Suisse, interrogeant les gens sur la notion de corridors de consommation, et nous nous attendions à ce que les réactions soient fortement polarisées, mais cela n’a pas été le cas: il semble y avoir un potentiel de consensus au niveau de l’opinion. Il existe par ailleurs des exemples dans le passé qui montrent que des changements radicaux en termes de politique et de valeurs, jugés impossibles jusque-là, ont pu avoir lieu, tels que l’abolition de l’esclavage ou l’introduction de l’État social. Je pense qu’il faut aborder les choses avec une perspective salutogénique – c’est-à-dire focalisée sur les facteurs qui favorisent l’amélioration des choses – plutôt que pathogénique (focalisée sur les causes de ce qui va mal), en choisissant des récits qui témoignent de la possibilité d’un changement vers le mieux. Les nouvelles formes de participation citoyenne qui sont en train de se multiplier, les mouvements de jeunesse apparus en 2018-2019 tels que les Fridays for Future et les grèves étudiantes pour le climat sont potentiellement autant de pièces d’une dynamique qui pourrait s’assembler à travers le monde pour aller dans cette direction.
Il y a une question que je préférerais ne pas vous poser… Pensez-vous que nous avons encore du temps pour tout cela?
Je ne vois pas d’alternative au fait d’essayer de faire tout ce qu’on peut. Le risque d’une posture que j’appellerais collapsomania est qu’elle conduise à se dire «si on ne peut plus rien changer, pourquoi s’en soucier?». Pour ma part, j’aimerais pouvoir soutenir les jeunes non pas dans ce sentiment d’effondrement, mais dans une pensée visionnaire vers un changement possible.
Bio express
1965 Naissance à Grenchen (SO)
1991–2013 Travaille au Centre interfacultaire pour l’écologie générale de l’Université de Berne (IKAÖ), qu’elle codirige dès 2011
1995 Dirige le groupe de recherche Inter-/Transdisciplinarité entre les Universités de Fribourg-en- Brisgau et Berne, puis Bâle
2003 Doctorat en philosophie à l’Université de Berne avec une thèse sur la durabilité dans la conception des Nations unies
2008–2017 Maîtresse d’enseignement dans les domaines de l’interdisciplinarité et de l’éducation au développement durable (Haute école spécialisée du Nord-Ouest de la Suisse)
2014 Senior Researcher au programme Mensch-Gesellschaft-Umwelt de l’Université de Bâle
2021 Coauteure de Consumption Corridors: Living a Good Life within Sustainable Limits (Routledge)