HEMISPHERES 26 FOCUS Travail social teaser

Vieillesse et pauvreté en région rurale : un combo explosif

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Comment des personnes âgées dans des zones de montagne en Suisse et aux États-Unis vivent-elles la précarité ? Une recherche menée en Valais et dans les Appalaches examine leur vécu.

TEXT | Andrée-Marie Dussault

L’expérience de la pauvreté chez les personnes âgées vivant dans deux territoires ruraux et montagneux économiquement défavorisés au sein de pays riches : c’est la réalité que souhaite explorer l’étude comparative Pauvreté des personnes âgées en Suisse rurale et aux États-Unis, menée en Valais et dans la région des Appalaches. Son but est de comprendre les contraintes, ainsi que les ressources économiques et sociales qui façonnent les conditions de vie des habitant·es de ces régions.

HEMISPHERES 26 FOCUS Travail social Marion Repetti
Dans le cadre de sa recherche, la sociologue Marion Repetti a observé que l’invisibilité de la pauvreté est une particularité suisse. Aux États-Unis, elle se manifeste par des maisons entourées de déchets ou l’absence d’eau courante. | © Bertrand Rey

Des endroits marqués par leur histoire économique

 « Nous nous intéressons à des personnes qui vivent loin des centres, où les services de base – sociaux et de santé – et les commerces sont éloignés », explique Marion Repetti, sociologue à la HES-SO Valais-Wallis – Haute École et École Supérieure de Travail Social – HESTS. Ces régions sont marquées par leur histoire économique particulière, qui a influencé le parcours de vie des personnes qui y habitent. Par exemple, en Valais, certaines ont travaillé, de près ou de loin, à la construction des barrages dans le contexte du développement industriel d’après-guerre. »

Aux États-Unis, l’équipe de recherche investigue des lieux marqués par l’exploitation de nombreuses mines de charbon dans une région très éloignée des centres urbains, au cœur des Appalaches. « De petites bourgades peuplées de baraques y ont été construites à la fin du XIXe siècle pour loger les mineurs. Après les années 1960, les entreprises minières sont parties, mais les gens sont restés. » Dans l’une des zones, la population est passée de 120’000 résident·es dans les années 1960 à 20’000 aujourd’hui. « Elle compte désormais essentiellement des seniors, des personnes en situation de pauvreté et quelques ouvriers, indique la chercheure. La région est totalement abandonnée par l’État. Il n’y pas d’hôpitaux, de systèmes d’évacuation des eaux sales, d’eau courante, de poste, de police… De surcroît, une forte consommation d’opioïdes y sévit. »

Des profils diversifiés en termes de genre ou d’ethnicité

Commencée en janvier 2023, la recherche intégrera 70 personnes : la moitié aux États-Unis et l’autre en Valais. « Nous visons des individus qui ont atteint l’âge pour recevoir l’AVS et la sécurité sociale, et qui considèrent qu’ils ont des difficultés financières influant sur leur vie quotidienne », précise Marion Repetti, signalant qu’elle cherche à diversifier les profils, avec bien sûr des femmes et des hommes, mais aussi des personnes qui ne s’identifient pas au groupe majoritaire d’un point de vue ethnique. « Aux États-Unis, ce sont peut-être des Afro-Américain·es, des Natifs-Américain·es ou des migrant·es latino-américains. En Valais, il s’agit de personnes qui n’ont pas la nationalité suisse et de personnes non blanches, victimes d’un racisme systémique ou de xénophobie. Ces femmes et ces hommes ne sont pas faciles à recruter car ils n’ont pas forcément envie de s’exprimer sur leur vécu. » Afin de trouver les participant·es aux entretiens qualitatifs semi-structurés, la sociologue a fait appel à des intermédiaires, à des travailleuses et travailleurs sociaux ou communautaires (community workers) ou encore à des réseaux privés. Les personnes décident elles-mêmes où elles souhaitent faire l’entretien. « Chez elles, dans une salle mise à disposition par une association, un bistrot… Aux États-Unis, dans la zone où nous travaillons, les habitant·es possèdent souvent des armes à leur domicile et nous sommes plus prudent·es. »

Jusqu’à présent, sept entretiens en Valais et sept aux États-Unis ont été effectués sur un total de 140 prévus. Les personnes interviewées ont pratiquement toujours vécu dans la précarité, relève Marion Repetti : « Elles sont nées dans des conditions très difficiles. Souvent, elles n’ont pas de réseau familial ou social sur lequel s’appuyer. » En Suisse, ce sont des individus qui vivent avec environ 2500 francs par mois ou moins. « Ils peinent à se payer l’essence leur permettant d’aller faire les courses en plaine, où c’est moins cher. Pour ces personnes, la récente hausse des prix de l’électricité a des effets désastreux. »

Pour l’instant, la chercheure observe deux profils émerger : les personnes pour qui la pauvreté a été une constante toute la vie et qui persiste lors de la vieillesse. Puis celles qui faisaient partie de la basse classe moyenne, vivant correctement – sans luxe, mais sans problèmes financiers majeurs. Avec le passage à la retraite, elles sont précipitées dans la précarité. « Plus la pauvreté frappe, moins ces gens ont les moyens de vivre en plaine et plus ils montent en montagne, où les loyers sont moins élevés. »

La recherche en est à son stade préliminaire, mais un phénomène apparaît déjà : « Nous observons que les femmes qui avaient un capital l’ont investi avec leur partenaire pendant les années de vie commune. Lorsqu’elles se séparent ou divorcent, elles n’ont plus rien. Même si, en principe, elles devraient disposer de la moitié des ressources du couple, dans les faits, ce n’est pas toujours le cas. Car elles ne réussissent souvent pas à faire valoir leurs intérêts financiers. » Ce qui est également notoire, c’est que ces gens sont physiquement cabossés par la vie. « L’ampleur des accidents et des maladies qui les affligent est incroyable », observe la chercheure, pour qui ce n’est pas une surprise : la littérature montre en effet que la précarité prédispose aux accidents et à la maladie, ce qui porte préjudice à la vie professionnelle et donc appauvrit. « Il s’agit d’un cercle vicieux. Par exemple, deux femmes – l’une en Suisse, l’autre aux États-Unis – ont eu des accidents en s’occupant de leurs enfants qui leur ont valu de nombreuses fractures. L’une des deux en avait 23, dont la majorité provenait de chutes lors de jeux en extérieur avec ses enfants. »

La pauvreté plus visible aux États-Unis qu’en Suisse

Une particularité suisse, c’est que la pauvreté n’est pas visible, constate la chercheure. La localisation du logement et sa taille sont des indicateurs. Tandis qu’aux États-Unis, la pauvreté est flagrante : vitres cassées remplacées par des plastiques, absence d’eau courante, maisons entourées de déchets… « En Suisse, l’État investit beaucoup plus dans l’infrastructure parce que les régions de montagne jouent un rôle dans l’économie. Aux États-Unis, ces populations sont davantage livrées à elles-mêmes. » Les résultats de cette recherche devraient apporter de nouvelles connaissances sur la manière dont les personnes âgées en situation de pauvreté vivent leur situation. Ils permettront de comparer les politiques, les programmes et les services qui fonctionnent – ou pas – et qui pourraient être reproduits ailleurs.