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Des concerts pour personnes malentendantes : utopie ou possibilité d’avenir ?

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Des chercheur·es étudient l’efficacité de gilets sensoriels, qui permettraient de transmettre la musique d’un concert aux personnes sourdes par le biais de la vibration. Explications avec Thierry Weber, responsable de ce projet.

TEXT | Anne-Sylvie Sprenger

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Spécialiste en médiation de la musique, Thierry Weber explique que, à l’origine, les gilets sensoriels ont été conçus pour renforcer l’expérience des joueuses et joueurs de jeux vidéo. | © François Wavre, lundi13

Soucieux de se montrer toujours plus accessibles, orchestres, festivals ou opéras sont de plus en plus nombreux à proposer aux personnes sourdes et malentendantes un dispositif spécial à l’aide duquel elles sont censées ressentir la musique. L’idée est d’équiper ces spectatrices et spectateurs d’un gilet technologique sensoriel, chargé de leur transmettre la musique par une autre voie, à savoir celle du corps. Dans le cadre du projet Sensimus, une équipe de l’HEMU – Haute École de Musique – HES-SO est actuellement en train d’étudier l’efficacité du dispositif, ainsi que la pertinence de sa mise en place dans les institutions culturelles. Thierry Weber, spécialiste des questions de médiation et responsable du projet, se refuse pour l’heure à crier au miracle.

Faire entendre de la musique classique aux personnes sourdes et malentendantes, n’est-ce pas un projet un peu utopique ?

TW C’est précisément le but de nos travaux que d’étudier la pertinence de cette démarche. Car si on peut se réjouir de cette volonté de partage, cela n’en pose pas moins la question de ce qu’est vraiment l’accessibilité. Certes, ce genre de dispositif répond à l’envie de se donner une bonne conscience. Mais démontre-t-il des vertus pour les personnes concernées ? C’est toute la question.

Comment fonctionnent ces gilets sensoriels ?

À leur origine, ces gilets ont été conçus pour les joueuses et joueurs de jeux vidéo, dans le but de renforcer leur expérience de jeu. Les gilets utilisés par l’orchestre Sinfonietta de Lausanne transforment ainsi les sons et différentes fréquences en ondes qui émettent des vibrations sur certains endroits du corps. L’idée est ainsi de transmettre les impressions de la musique par le biais de la vibration.

Les résultats sont-ils prometteurs ?

Nous ne sommes pas en mesure d’annoncer une technique révolutionnaire. L’enjeu consiste à savoir si on peut réellement ressentir une musique que l’on n’entend pas, et ce, uniquement à travers des vibrations. La musique est un art, on la vit quand on ressent l’émotion dans laquelle elle nous entraîne. Or aujourd’hui, nous n’avons pas encore de réponse quant à l’efficacité de ce dispositif.

© ANGELA WEISS / AFP, courtesy of barbie parker

Aujourd’hui, où en est ce projet d’étude ?

Nous en sommes dans la phase d’observation. Une assistante de recherche se rend aux concerts du Sinfonietta de Lausanne avec les personnes sourdes ou malentendantes. Elle les observe pendant le concert et les interroge ensuite sur leur expérience. Nous analysons deux contextes différents, l’un en compagnie d’un public habituel, l’autre avec uniquement des personnes malentendantes et un dispositif musical adapté – donc avec un rapport aux musicien·nes différent.

Quels sont les premiers retours des personnes concernées ?

Les premiers retours sont mitigés. C’est-à-dire qu’on se retrouve avec plus de questions que de réponses. Effectivement, la communauté sourde et malentendante est, dans son ensemble, heureuse de cette démarche qui l’invite dans l’acte social d’aller à un concert. Ces personnes sont sensibles à la considération sociale qui leur est ainsi exprimée. Concernant l’outil en lui-même, il faut encore approfondir les recherches.

Sur quel plan ?

Les personnes qui l’ont expérimenté sont curieuses de ce jeu de vibrations. Mais peut-on vraiment dire que cela fonctionne à partir de là ? Cela peut-il constituer une porte d’entrée dans l’univers sensible que représente la musique ? La question demeure.

Ces gilets nécessitent-ils un travail de médiation en amont ?

Personnellement, j’ai l’intuition que ce gilet est un facilitateur, un moyen, pas une réponse. Je pense qu’il existe d’autres pistes et d’autres stratégies à déployer pour accompagner cette démarche afin que l’expérience soit réussie. Il en va tout autrement dans le cadre de festivals de musique, où on se retrouve debout, à danser au milieu d’un groupe de personnes. Certains concerts semblent aussi plus faciles d’accès: transcrire le son de cinq voix différentes ou celui d’un orchestre symphonique, ce n’est pas la même chose.

Quelles sont les attentes exprimées par les personnes sourdes ou malentendantes ?

Je crois qu’elles n’attendent rien de précis. Elles sont effectivement curieuses, mais sans plus. On les invite ici à vivre une nouvelle expérience. Mais est-ce que cela correspond à ce qu’elles ont toujours souhaité ? Ces gilets ne répondent-ils pas finalement en premier lieu à la vision des entendant·es qui souhaitent proposer un procédé auquel les malentendant·es n’avaient jamais réfléchi auparavant ?

L’intérêt pour ces gilets a été d’ailleurs premièrement manifesté par une institution culturelle…

C’est tout à fait parlant, en effet. Surtout à un moment où les orchestres, et plus largement les institutions culturelles, se sont donné pour mission d’aller au contact de tous celles et ceux qui pensent que « ce n’est pas pour eux ». Il y a évidemment quelque chose de politique là-derrière, quelque chose de l’époque.