Impossible de parler detransition énergétique sans évoquer les moulins à ventgéants qui s’installent partoutsur la planète. Mais leur présence dérange, parce qu’elle impacte l’environnement et la société. Un projet tente de réconciliertout le monde en travaillantsur leur design.
TEXT | Virginie Jobé-Truffer
C’était lors d’un séjour courant 2022 à Fogo, une île venteuse au climat rude située dans la provincede Terre-Neuve-et-Labrador au Canada: 16 étudiant·es du Master en design, orientation design de produit de l’ECAL/École cantonale d’art de Lausanne – HES-SO ont alors réfléchi à des modèles d’éoliennes nouvelle génération, à la fois génératrices d’électricité et esthétiques. Ce travail s’intégrait dans le projet U.F.O.G.O. (en référence aux ovnis, UFO en anglais, ndlr), qui souhaite démontrer que le design peut avoir une importance capitale dans la création d’objets utilitaires et écologiques. « On nous présente les éoliennes comme des faits et non pas comme des questions, alors qu’il est intéressant pour une haute école d’art de réfléchir à ce genre de problématique, souligne Camille Blin, responsable du Master en design à l’ECAL et directeur du projet U.F.O.G.O. en collaboration avec Anthony Guex et Anniina Koivu, respectivement adjoint artistique et responsable du module Théorie du Master en design. Notre but n’a jamais été de créer des projets viables demain pour le marché. Parce qu’il faut des années de développement pour imposer des éoliennes. Elles sont la plupart du temps fabriquées ensérie pour le monde entier. Ici, nous repoussons les limites pour faire réagir. Fogo – où il existe un ratio favorable entre la quantité de vent et le nombre d’habitant·es (à peine plus de 2000) – est devenue un cas d’étude à petite échelle. »
Concilier éoliennes et beauté du paysage
Afin de comprendre comment fonctionnent les éoliennes, les designers ont reçu l’aide d’ingénieur·es de la Haute École d’Ingénierie et de Gestion du Canton de Vaud – HEIG-VD – HES-SO. Il a aussi fallu prendre en compte les particularités de l’île canadienne, éloignée de tout et survivant grâce à la fondation Shorefast. Cette dernière a été créée par la femme d’affaires Zita Cobb, originaire du lieu, qui a fait fortune dans la fibre optique et réinvesti son argent où elle a grandi. « Son but consiste à redonner envie aux gens de rester sur Fogo plutôt que de la quitter, signale Camille Blin. Elle y a construit un hôtel de luxe durable qui offre des emplois aux habitant·es. Ce qui est intéressant, c’est que cette île a pour but d’être plus écologique, mais aussi de se développer à travers le tourisme et la beauté de son paysage. Il y a donc un paradoxe à implémenter une éolienne, a priori perçue comme rebutante. Cette dualité me semblait adaptée pour le projet. »
Huit projets ont vu le jour, issus de l’imagination de duos d’étudiant·es. Certain·es ont réfléchi à une approche sociale, tandis que d’autres ont observé l’architecture locale. Ainsi, le projet EVIND utilise l’éolienne pour recharger les voitures électriques, pendant que WINDSEED permet la culture d’algues par l’intermédiaire d’un système offshore. PYRE évite, quant à lui, l’import très coûteux de matériaux de construction en se servant de l’impression 3D et CLIFFHANGER accroche l’objet aux parois de la falaise de Fogo afin de se débarrasser de l’encombrante cuve de béton qui caractérise les nouveaux moulins à vent. « Aujourd’hui, la durabilité est de plus en plus prise en compte dans ce genre de projets. On accepte d’investir plus d’argent pour que la déconstruction soit plus facile et moins néfaste pour l’environnement, signale Camille Blin. Un des projets, FOGO FLAGS, ajoute par ailleurs une dimension identitaire au respect de l’environnement: il s’agit de planter deux éoliennes à l’entrée du port, la voie d’accès la plus prisée pour atteindre l’île, munies de drapeaux spécialement conçus pour le lieu. »
U.F.O.G.O. a reçu un accueil favorable au Salon du meuble de Milan en avril 2023. Si aucun industriel n’a proposé de réaliser les éoliennes des designers pour l’instant, elles vont poursuivre leur chemin dans d’autres pays. « L’exposition va certainement voyager en Allemagne et aux États-Unis, se réjouit Camille Blin. Et une entreprise chinoise, interpellée par la démarche, nous a contactés à travers un bureau de design. »
PNEUMA, une serre dans l’éolienne
Pour Fogo, Jule Bols et Sophia Götz, étudiantes du Master en design à l’ECAL, ont réfléchi à un concept « hybride ». Celui-ci abrite une serre « exclusivement alimentée par l’énergie générée par l’éolienne située au-dessus ». Elles ont même réfléchi à l’emplacement exact où l’installer, dans la baie de Joe Batt’s Arm. « Les habitant·es de l’île ayant une forte mentalité communautaire, nous voulions que la production d’énergie de l’éolienne leur soit restituée. Nous avons donc conçu une serre hydroponique intégrée à la construction de l’éolienne, qui fonctionne comme un lieu de production alimentaire tout au long de l’année. Comme les conditions climatiques peuvent être rudes et que l’endroit est isolé, la mise en œuvre de PNEUMA, qui signifie ‹vent› ou ‹souffle› en grec, soutient la capacité de production autosuffisante qui a façonné cette communauté au fil des siècles. » Sensibles à l’esprit des lieux, les designeuses de produits ont mené une enquête auprès des habitant·es pour connaître leurs besoins. Elle se sont ensuite inspirées du Crystal Palace de Londres, édifié à l’occasion de la première exposition universelle en 1851, pour imaginer un concept novateur. « Ce bâtiment a établi des normes révolutionnaires dans le domaine de l’architecture et du design en termes de construction simple et efficace permettant une fabrication et un assemblage rapides. Nous avons associé ces caractéristiques à l’utilisation d’un matériau innovant, le film ETFE (éthylène-tétrafluoroéthylène) – des coussins d’air ininflammables, résistants à la chaleur et au froid qui se nettoient d’eux-mêmes sous la pluie – pour créer une éolienne spécifique, bien intégrée au paysage de l’île de Fogo. » Toutes deux rêvent de pouvoir développer ce beau projet.
FLO, une éolienne en couleur
Le duo formé par Donghwan Song et Lucas Hosteing, étudiants du Master en design à l’ECAL, s’est uni pour se confronter au grand défaut des éoliennes: la perception répandue selon laquelle leur présence gâche le paysage. « Nous nous sommes demandé pourquoi elles étaient blanches, explique Lucas Hosteing. Une fois que nous avons su que c’était réglementé par des lois, pour la sécurité des avions, nous avons tenté de trouver une façon de mieux les intégrer à leur environnement. » Donghwan Song ajoute: « Nous avons tout de suite voulu créer une éolienne très différente de ce qui existe déjà, avec d’autres couleurs et d’autres matériaux. » Leur première idée – recouvrir l’objet de miroirs qui reflètent ce qui l’entoure pour le rendre invisible – s’est révélée infructueuse: trop de reflets, de fortes chaleurs concentrées à certains endroits et la difficulté technique de fabriquer un mât de 150 m tout en miroirs. Ils ont donc réfléchi à une autre texture en 3D. La face qui se montre au ciel reste blanche, sans danger pour le trafic aérien, tandis que les deux faces qui regardent le sol alternent les couleurs (bleu, vert et gris), ce qui crée un effet de camouflage dans le paysage. « Expérimenter la texture et la couleur a représenté un défi, relève Donghwan Song. Et il était difficile de penser un design dans des dimensions réelles, le tout avec une portée écologique. » Pour Lucas Hosteing, le challenge consistait à travailler avec des ingénieur·es sans prendre leur place. « Nous ne devions pas nous mettre dans leur peau, mais au contraire apporter notre différence, notre liberté. Il faudrait maintenant discuter avec des actrices et acteurs industriels afin de savoir si notre éolienne a un avenir. »