Violences sexuelles : accueillir la parole sans se perdre

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Face aux victimes, les professionnel·les de la santé et du social naviguent entre écoute de l’autre, devoir d’objectivité et préservation de soi. Un équilibre délicat qui n’a rien d’une disposition naturelle, mais qui relève d’une compétence méritant davantage de reconnaissance.

TEXTE | Anne-Marie Trabichet

« Dès que j’entre dans la salle d’examen, je mets ma casquette de médecin légiste, celle qui me permet de faire preuve d’empathie envers la personne qui va me raconter un événement traumatique. Une fois que je quitte la salle, je la retire. » France Evain est médecin légiste aux Hôpitaux universitaires de Genève, où elle a l’habitude d’accueillir les victimes qui viennent déposer un constat d’agression sexuelle (CAS), parfois quelques heures après les faits. La procédure est réalisée conjointement par une ou un gynécologue et une ou un médecin légiste qui, ensemble, examinent la victime et recueillent son récit.

Le CAS est souvent la première étape du parcours thérapeutique ou judiciaire d’une victime. Le rôle des professionnel·les qui l’accueillent s’avère crucial. Entre écoute, objectivité et sensibilité, comment rester du côté de la victime sans se laisser envahir par le récit des violences ? Le temps de l’examen, sa casquette de médecin légiste permet à France Evain d’être au clair sur sa posture : une juste distance qui l’affranchit de ses propres émotions tout en laissant la place à celles de la victime.

Avec sa série Asking for it, qu’elle a commencée en 2019, la photographe Jayne Jackson a souhaité remettre en question les mécanismes de culpabilisation des victimes, en particulier dans le cas des violences sexuelles et sexistes. Elle a photographié ses modèles, puis a retravaillé les clichés de manière à en faire des photos d’identité judiciaire. Sur chaque image figure l’action détournée en« crime » justifiant la violence sexuelle ou sexiste subie :porter un vêtement rouge, ne pas avoir dit non, avoir voyagé seule, ou l’avoir laissé offrir un verre. | © JAYNE JACKSON

Les équilibristes de l’émotion

L’art de trouver la bonne distance dans l’accueil des victimes de violences sexuelles se trouve au cœur d’un projet intitulé Le travail émotionnel des professionnel·le·s face aux violences sexuelles (ViGEST) mené à la Haute école de travail social Fribourg – HETS-FR– HES-SO. Grâce à une enquête de terrain réalisée auprès d’une trentaine de professionnel·les de la santé et du social, une équipe de recherche a étudié la place du travail émotionnel fourni par les personnes qui accueillent les victimes. « Nous constatons qu’il s’agit d’un aspect essentiel de cette prise en charge, explique Michela Villani, adjointe scientifique et responsable du projet. Il existe une injonction fondamentale pour les professionnel·les de maintenir la distance suffisante pour éviter l’épuisement émotionnel, tout en offrant l’empathie qui permet aux victimes de livrer leur histoire. Notre objectif est de faire reconnaître ce travail souvent effectué inconsciemment. »Comme des équilibristes de l’émotion, les professionnel·les qui prennent en charge les violences sexuelles naviguent entre le recul qui les maintient dans leur rôle et celui qui les priverait de leur humanité. « La bonne distance, c’est celle qui permet à la victime d’obtenir les soins et le soutien dont elle a besoin, ainsi que les bonnes informations pour la suite de son parcours », résume Michela Villani. D’un côté, le risque est d’être touché au point de laisser la tristesse, la colère ou la peur prendre le dessus. « Cela peut arriver quand le professionnel·le projette un vécu personnel sur celui de la victime, explique Cindy Mendes, coresponsable du projet ViGEST. Mais en déplaçant trop l’émotion vers soi-même, on se l’approprie et on empêche la victime d’exprimer ce qu’elle a besoin de ressentir. » De l’autre côté, une absence d’empathie peut entraîner une froideur envers la victime qui compromet la qualité de la prise en charge. « Le danger est alors que la victime, si elle n’a pas le sentiment d’être entendue, se sente disqualifiée dans son vécu, précise encore Cindy Mendes. Des questions teintées de jugement moral de la part du professionnel·le, par exemple sur la tenue qu’elle portait au moment des faits, peuvent priver la personne de son statut de victime et entraîner un deuxième traumatisme. »

Mais peut-on choisir d’être empathique ? Et surtout, comment faire de l’empathie un outil de travail ? « On peut tout à fait décider d’être empathique, affirme France Evain. Dans la relation, l’empathie, c’est quelque chose qu’on exprime. C’est légitimer le vécu d’une personne qui déclare un événement traumatique, lui faire savoir qu’elle est entendue et qu’on la comprend. » Quand elle enfile sa casquette de médecin légiste, France Evain se met dans une disposition professionnelle qui lui permet de convoquer l’empathie afin d’offrir à la victime les soins, l’attention et l’objectivité auxquels elle a droit. Selon les chercheuses du projet ViGEST, cette posture fait partie de la boîte à outils des professionnel·les et constitue un acte de travail en tant que tel.

Se défaire des conditionnements sociaux

Ce qui rend son exécution difficile, ce n’est pas forcément la faculté, variable, du professionnel·le d’être empathique. Ce sont les biais qui influencent son expression et qui relèvent non pas d’une compétence affective individuelle, mais d’un conditionnement social, voire politique. Car l’empathie est sélective.« L’identification joue un grand rôle, observe Michela Villani. Nous ressentons plus facilement de l’empathie pour une personne qui nous ressemble que pour quelqu’un de différent. Nous sommes aussi soumis à des jugements moraux. Une professionnelle nous a raconté s’être sentie un jour en train de juger une victime qui avait une poitrine importante et qui ne portait pas de soutien-gorge. » C’est là que se situe précisément le travail émotionnel ciblé par les chercheuses : l’écoute, l’attention, la bienveillance relèvent non seulement d’une valeur humaine, mais surtout d’une déontologie professionnelle. Et quand l’émotion est trop forte, ou pas assez, des techniques existent pour la réguler. « Il est possible de couper physiquement le flux de sentiments entre la victime et le professionnel·le, en se levant, ou en buvant un verre d’eau, souligne Cindy Mendes. À l’inverse, quand l’empathie n’est pas au rendez-vous, il est possible de mettre en place un contact avec la personne à l’aide de techniques de respiration ou en utilisant des expressions pour attester de l’écoute. »

Pour les professionnel·les, la compréhension de l’autre constitue une exigence et un travail qui n’est ni inné ni naturel, mais dont la valorisation dans le domaine du soin et du social n’est pas toujours acquise du point de vue des salaires, de la formation ou de la prévention des risques. Pour Michela Villani,« adopter une posture empathique est un apprentissage qui relève non seulement du choix des professionnel·les, mais aussi de celui de l’institution qui les emploie. »