Si le caractère profondément cyclique des tendances en matière de vêtement n’est plus à démontrer, nombre de spécialistes observent aujourd’hui une accélération vertigineuse de ces cycles. Bienvenue dans l’ère de la fast-fashion.
TEXTE | Anne-Sylvie Sprenger
Versatile, fugitive, toujours imprévisible, la mode se désire insaisissable au possible. Sitôt repérée, et donc imitée, voilà qu’elle bannit ce qu’elle adorait hier encore, pour chérir ce qu’elle jugeait totalement ringard la veille. Capricieuse, la mode mène le bal des tendances, auxquelles nous nous soumettons tous plus ou moins consciemment. Car se rebeller contre ses ordonnances, c’est encore lui donner la première place. Le philosophe Georg Simmel (1858-1918) explicitait clairement cet assujettissement forcé dans sa Philosophie de la mode, soit, en substance, qu’il est bien nécessaire, en effet, de comprendre les codes et autres conventions en vigueur pour pouvoir ensuite les esquiver, les déjouer et s’en défaire. Il faut donc veiller et se tenir toujours informé de ses nouveaux préceptes: il ne faudrait tout de même pas prendre le risque d’être rattrapé dans notre fuite, que notre style volontairement ringard se retrouve d’un coup au goût du jour!
Dans cet univers continûment changeant, une certitude pourtant apparaît à la lumière de ses expertes et de ses experts: la mode suit invariablement des cycles. D’ailleurs, «sans ces cycles, la mode n’existerait pas», affirme sans hésitation le sociologue Frédéric Godart, auteur de Sociologie de la mode. Cela fait même partie de sa définition, telle que le rappelle également Alain Quemin, professeur de sociologie de l’art et de la mode à l’Université Paris-VIII: «Il est généralement admis en sociologie que la mode est une transformation à tendance cyclique du goût collectif. Cela vaut pour la mode vestimentaire comme pour tous les autres domaines: la dimension cyclique est fondamentale pour pouvoir réellement parler de mode.»
Question de définition
Sur ce point, tous les spécialistes s’accordent. Cependant, lorsqu’il s’agit de décrire ce que sont ces cycles, chacun soumet sa propre définition. «Le fait est qu’on se heurte à la polysémie non évidente de l’expression ‹cycle de mode›, expliquait le sociologue Alexandre Gofman dans un article consacré aux cycles de la mode, paru dans la Revue européenne des sciences sociales. «Il y a donc au moins deux cycles, si on ne parle pas d’upcycling (soit du recyclage et de la revalorisation des matériaux, ndlr), analyse également Valentine Ebner, professeure de Design et Mode à la HEAD-Genève – HES-SO et qui donne notamment des cours de tendances. Celui de la récupération récurrente des styles, comme le style années 1980 en 2017 par exemple, mais aussi les cycles de production des collections.» Ainsi, expose à son tour Frédéric Godart, «ces cycles signifient non seulement que les tendances (par exemple les couleurs) apparaissent, disparaissent et réapparaissent, mais aussi que le rythme des tendances est organisé socialement et institutionnellement (par exemple à travers les semaines de la mode).»
Une loi sociale
Mais comment ces jeux faussement aléatoires se mettent-ils en place? À quelles lois obéissent-ils? La notion de rupture semble au cœur même de ce mécanisme: «Il s’agit d’une loi sociale», décrit le sociologue Alain Quemin. En d’autres mots, «le goût se lasse des traits les plus saillants qu’il avait portés aux nues, puis, après une période de rejet et de purgatoire, il intéressera à nouveau et leur trouvera du». La jupe longue ringardisée deviendra alors à nouveau tendance, tandis que la minijupe retournera dans son placard pour un temps plus ou moins allongé.
Mais pourquoi pareille inconstance? «Ces cycles sont le retour récurrent et socialement organisé de styles, explique Frédéric Godart. Ils se fondent sur une tension dynamique entre imitation des avant-gardes (par exemple les stars des médias) par la population et la distinction de ces avant-gardes (par rapport à la population) une fois que leurs styles sont diffusés. Ce duo imitation/distinction est au cœur de la dynamique sociale de la mode.»
Un révélateur des statuts sociaux
Le philosophe Georg Simmel a largement étudié ce mécanisme double d’identification et de différenciation – deux «orientations fondamentales de notre être». Et d’en déduire qu’«ainsi la mode n’est-elle rien d’autre que l’une des nombreuses formes de vie à travers lesquelles se trouvent réunies dans une unité d’action la tendance à l’égalisation sociale, d’une part, et la tendance à la différenciation individuelle et à la variation, d’autre part».
Ainsi pour le philosophe, la mode est clairement révélatrice des différents statuts sociaux. D’ailleurs, «dans le modèle classique, les tendances se propagent en effet du haut de la société vers le bas», indique le sociologue Frédéric Godart, les individus cherchant toujours plus à ressembler à ceux des classes supérieures, qui chercheront à leur tour à s’en distinguer une nouvelle fois. On comprendra dès lors mieux le caractère résolument fuyant de la mode…
Quand les filles influencent les mères
Ce phénomène de classe, en vogue depuis la Renaissance, n’est pourtant plus aussi clair aujourd’hui, souligne l’auteur de Sociologie de la mode: «Depuis quelques décennies déjà, les choses sont plus complexes et il existe des modes ascendantes et transversales en plus de la mode descendante. Il donne alors en exemple le sportswear, qui provient des classes populaires et s’impose régulièrement sur les podiums».
À l’aube du XXIe siècle, la mode n’est résolument plus seulement une question d’échelle sociale, mais souvent bien plus une affaire de générations: «Si la mode se propage largement du haut au bas de l’échelle sociale, de façon verticale, il existe aussi des transmissions de type horizontal et notamment en fonction de l’âge», relève Alain Quemin. Et le professeur d’évoquer à quel point aujourd’hui, «en ce qui concerne la mode vestimentaire, ce sont les filles qui influencent leur mère davantage que l’inverse».
Internet ainsi que les nouveaux modes de communication ne sauraient d’ailleurs être complètement étrangers à ce changement de paradigme. «Les réseaux sociaux représentent un bon vecteur de tendances», avance Valentine Ebner. Autrefois, seules les personnes sur le haut de l’affiche pouvaient jouer le rôle d’influenceur. Les autres n’en avaient tout simplement pas les moyens en termes de diffusion d’image.
Accélération et multiplication des cycles de tendances
Directement en lien avec notre société 2.0, un autre bouleversement radical s’est manifesté ces dernières années, soit l’accélération fulgurante des cycles des tendances. «Il y a de plus en plus de styles disponibles dans une saison donnée et cette diversité permet une rotation plus rapide des tendances (ou des cycles), note Frédéric Godart. Cela se vérifie empiriquement, une saison contient plus d’une quarantaine de styles au début du XXIe siècle. Alors que dans les années 1940, il n’y avait qu’une ou deux tendances.»
Les sociologues ne s’en étonnent pas vraiment. «La circulation de l’information s’accélère aujourd’hui. Rien d’étonnant à ce que l’engouement soit plus rapide et à ce que l’abandon de ce que l’on a adoré sous l’effet de la mode soit aussi plus prompt, exprime Alain Quemin. Les marques de mode l’ont compris et elles sont obligées d’accompagner cette tendance de fond de nos sociétés.» Résultat? «Les maisons de couture ont tendance à multiplier les collections et les marques du mass market introduisent de plus en plus les collections en flux continu», remarque-t-il. «Auparavant, on produisait une collection par saison, mais avec la concurrence, la demande et la croissance, on a vu apparaître des collections dites ‹croisière› ou des collections éphémères (Spéciale plage, Spéciale Saint-Valentin, fin d’année), observe à son tour Valentine Ebner. Actuellement on peut voir 16 collections par an, des cycles de 2 semaines entre l’idée et la boutique. C’est la fast-fashion, toujours plus et moins cher.»
L’ère de la fast-fashion
Cette nouvelle façon de consommer la mode, qui s’apparente au fast-food dans la restauration, est venue totalement chambouler notre rapport à la mode. Pour Myriam Hoffmann, conseillère en image et chroniqueuse au Monde économique, «la fast-fashion a également déplacé notre jugement du luxe. Avant, c’était la rareté onéreuse – aujourd’hui la nouveauté perpétuelle.» Les enseignes de mode discount, telles que H&M, Zara ou encore Pimkie, se lancent alors dans une sur-enchère effrénée. Et le consommateur avec, qui se comportera de manière aussi frénétique dans l’achat d’un nouvel objet que dans sa répudiation. Avec toutes les conséquences que l’on imagine, tant sur l’état de nos finances que de nos placards…
Heureusement, «des designers de plus en plus nombreux remettent en question ce modèle, que ce soit d’un point de vue écologique, éthique ou simplement un essoufflement personnel, témoigne Valentine Ebner. Comme Albert Elbaz en parlait en quittant Lanvin, lorsqu’il évoquait le fait d’être devenu un faiseur d’image.»
Et d’ajouter: «Si une grande partie des consommateurs ne se posent pas ces questions et sont heureux d’avoir un grand choix de produits à bas prix, une partie du public demande plus de sens aux produits, moins de déchets. On assiste aussi en parallèle à des mouvements assez importants qui prônent le slow, le local, le fait main, le recyclage et le troc.» Autant de pistes pour ne pas se dissoudre totalement dans cette accélération infernale, puisqu’elle semble loin de prendre fin.