Depuis son poste au sein du Conseil latino-américain des sciences sociales, Dominique Babini observe le mouvement open évoluer entre pièges et promesses. Cette spécialiste en sciences de l’information s’engage depuis vingt-cinq ans à faire circuler le savoir autant dans les sphères scientifiques que dans la société.
TEXTE | Nic Ulmi
ILLUSTRATION | Midjourney / Bogsch&Bacco
D’un côté, des urgences planétaires qui obligent à mettre en commun le savoir. De l’autre, une logique économique qui restreint l’accès aux connaissances pour les rentabiliser. Entre ces mouvements opposés, entre l’élan vers la science ouverte et l’ancrage dans un monde de monopoles, d’accès payants et de critères d’évaluation contrôlés par le marché, la recherche scientifique avance, tiraillée.
Dominique Babini compte depuis vingt-cinq ans parmi les personnes qui œuvrent pour que la production et la circulation du savoir gardent le cap sur l’ouverture plutôt que sur des modèles fermés. Basée à Buenos Aires, politologue et spécialiste en sciences de l’information, elle est depuis 1998 conseillère en matière de science ouverte et de libre accès auprès du Conseil latino-américain des sciences sociales (Clacso), organisation non gouvernementale regroupant quelque 700 établissements de recherche dans une cinquantaine de pays d’Amérique latine et d’ailleurs. Depuis ce poste, elle a vu l’open science prendre son essor, s’égarer dans des pièges et des faux-semblants, puis prendre sa revanche dans une époque actuelle redevenue prometteuse.
On pourrait croire que la science évolue d’un passé où l’accès à ses résultats était payant (quelques dizaines de dollars pour la lecture d’un article, plusieurs centaines pour l’abonnement à une revue) vers un avenir où tout devient accessible. Mais l’histoire n’est pas si simple…
Un jour, il y a un peu plus de 70 ans, quelqu’un dans l’industrie de la presse – l’Anglais Robert Maxwell (1923-1991) en l’occurrence – a compris qu’il y avait une opportunité colossale à saisir dans le domaine des revues scientifiques. Profitant de l’essor de l’anglais en tant que langue de la science après la Seconde Guerre mondiale, et donc du fait que les publications académiques pouvaient désormais viser une audience internationale, il a racheté Pergamon Press en 1951 avec quelques titres. Lesquels sont devenus progressivement plusieurs centaines. Puis d’autres éditeurs ont suivi.
En Europe et en Amérique du Nord, les universités se sont alors mises à externaliser vers les éditeurs commerciaux les revues qu’elles publiaient jusque-là elles-mêmes. Ces publications se sont vite multipliées, car cette industrie s’est rendu compte qu’il n’y avait aucune raison de créer une seule revue de biologie alors qu’on pouvait en lancer des dizaines, une pour chaque spécialisation de cette discipline… Celui qui explique le mieux ce processus est Jean-Claude Guédon 1Dans son article Repenser le sens de la communication scientifique : l’accès libre, publié en 2008 dans la revue Médecine / Sciences, Jean-Claude Guédon, spécialiste en humanités numériques, revient aussi sur la législation américaine de 2008 exigeant la mise à disposition publique par les chercheur·es des instituts nationaux de la santé d’une version électronique de leurs publications. Cette loi résultant d’une longue bataille a marqué un tournant dans l’histoire de l’open access. de l’Université de Montréal, qui a publié plusieurs études sur la question.
Une des conséquences est que les éditeurs commerciaux ont pris le contrôle des indicateurs utilisés pour évaluer la qualité de la recherche scientifique. Aujourd’hui, ces critères sont déterminés principalement par la plateforme Web of Science, gérée par une société appelée Clarivate. Avec tout ceci, l’industrie de la communication scientifique est devenue l’une des branches économiques les plus rentables du monde.
De votre point de vue, quelles promesses le libre accès a-t-il tenues ?
Il faut savoir que la situation en Amérique latine était différente de celle de l’Europe et des États-Unis : dans notre région, les revues scientifiques n’ont jamais été externalisées vers le secteur commercial, notamment parce qu’il est moins coûteux pour les universités de les publier elles-mêmes. Avant internet, partager les résultats de la recherche signifiait produire, diffuser et conserver des publications en papier, avec, mine de rien, des coûts importants. Lorsque le web a été créé dans les années 1990, un monde s’est ouvert à nous. Soudain, on découvrait un nouvel instrument pour partager le savoir et ce qui nous paraissait carrément incroyable, c’était le fait que cet outil n’était pas privatisé.
Dans ce cadre, je me suis d’abord impliquée dans le développement d’archives ouvertes et de collections de revues de recherche en libre accès dans différents pays. Tout cela fonctionne bien, géré de manière collaborative par les universités et par des instituts de recherche dirigés par des collectivités, des mouvements sociaux, des syndicats et des organisations non gouvernementales. Aujourd’hui, 95% des études publiées en Amérique latine sont en libre accès. C’est un résultat formidable, dont nous sommes très fiers. La position du Clacso, formulée dans notre déclaration de 2015, consiste à dire que la communication des résultats de la recherche ne doit pas être commercialisée et qu’elle doit être gérée comme un bien commun, sur un mode de partage collaboratif. La recherche scientifique consiste en une ressource appartenant à la communauté. Elle doit donc être gérée dans un esprit communautaire.
Pendant ce temps, l’Europe et l’Amérique du Nord ont avancé vers le libre accès, mais d’une manière qu’on peut juger piégée…
Le libre accès a progressé au niveau mondial depuis les années 2000. Mais il s’est commercialisé à travers la pratique croissante des article processing charges (APC) ou « frais de traitement des articles ». Avec ce système, l’accès est libre pour lire les articles, mais les chercheur·es, ou le plus souvent leurs universités, paient des sommes importantes aux éditeurs pour publier. On peut dire que le mouvement du libre accès a été coopté dans une certaine mesure par l’édition scientifique commerciale.
On retombe ainsi dans le même piège, avec notamment un accès inégalitaire à la publication. En Europe et en Amérique Nord, 1000 ou 2000 dollars d’APC sont sans doute vus comme une somme raisonnable. Mais dans d’autres régions du monde, ces sommes peuvent représenter un an de salaire. Au niveau global, cette approche n’a donc pas de sens. Tous les enjeux collectifs auxquels nous faisons face, tels qu’on les voit formulés dans la liste des objectifs de développement durable de l’ONU, nécessitent impérativement la production de savoirs au niveau local et la mise à disposition de ces connaissances en libre accès.
Comment sortir de ce piège ?
Je vois deux espoirs à l’horizon. L’un réside dans la transition, actuellement en cours, du modèle du libre accès vers celui de la science ouverte. Cette dernière a des objectifs plus larges, incluant notamment l’implication de l’ensemble de la société dans des démarches scientifiques participatives, l’ouverture au public des données issues de la recherche et une évaluation des études par les pair·es se déroulant de manière ouverte et transparente.
À ce sujet, l’Unesco a formulé des recommandations claires. Il faut par exemple que la science ouverte pratique le multilinguisme : si une étude examine l’utilisation de l’eau dans l’industrie minière et son impact sur une communauté locale, ou la sécurité alimentaire dans une région où le changement climatique affecte la vie de la population, ses résultats doivent pouvoir être communiqués dans les langues locales. Pour ces mêmes raisons, le mouvement de la science ouverte soutient la bibliodiversité, c’est-à-dire la diversité culturelle des revues scientifiques, par opposition au passage obligé par la langue anglaise et par les revues dites « centrales ».
Pour nous, un enjeu crucial des recommandations de l’Unesco est l’inclusivité d’actrices et acteurs de la société en dehors du monde académique. Lorsque le Clacso finance un projet, nous exigeons que dans le groupe de travail, il y ait un tiers de chercheur·es, un tiers de membres de mouvements sociaux et un tiers de personnes impliquées dans la conception et la mise en œuvre des politiques publiques. Nous considérons qu’il faut construire la connaissance avec les personnes directement concernées par les problèmes étudiés. Un autre espoir – et une autre urgence – réside dans le changement du système d’évaluation de la recherche. C’est un des objectifs du Clacso et c’est aussi l’enjeu d’un mouvement à l’échelle mondiale.
Dans cette course-poursuite entre l’ouverture et le profit, qui est en train de gagner ?
Ayant milité pour ces objectifs pendant vingt ans, je me sens confiante. Car la science ouverte semble avancer aujourd’hui vers un avenir prometteur. À cet égard, le Conseil de l’Union européenne a adopté le 23 mai 2023 un texte fort, qui nous a étonnés en Amérique latine. Ses conclusions sur la publication universitaire de qualité, transparente, ouverte, fiable et équitable ne demandent pas seulement d’accélérer la transition vers la science ouverte et vers le libre accès. Elles recommandent également de soutenir les modèles de publication scientifique qui ne dépendent pas des frais de traitement des articles et affirment clairement qu’un système de libre accès basé sur les APC n’est pas la voie à suivre.
Entre-temps, les grands éditeurs scientifiques commerciaux ont commencé à s’intéresser à l’Amérique latine. Ce qui les attire, c’est la qualité de nos revues, qui n’a fait qu’augmenter au cours des dernières décennies. Mais aussi le fait que les principes de la science ouverte sont progressivement devenus la norme au niveau mondial et qu’un éditeur commercial se doit désormais de proposer des revues publiées ailleurs qu’en Europe et en Amérique du Nord. Mais à mesure qu’on avance vers un avenir plus équitable dans la communication scientifique au niveau global, nos espoirs ne se focalisent pas tant sur l’intégration de l’Amérique latine au circuit commercial. Nous espérons plutôt un engagement mondial renforcé en faveur de modèles non commerciaux, dirigés par des scientifiques, dans le domaine du libre accès et de la science ouverte.
Bio express
1947 Née à Buenos Aires, fille d’un immigrant suisse
1982 Doctorat en sciences politiques avec une thèse sur la politique nationale de l’information, diplôme d’études supérieures en sciences de l’information
1983-2012 Dirige la transition de la bibliothèque traditionnelle à la bibliothèque numérique au Conseil latino-américain des sciences sociales (Clacso)
Depuis 2013 Dirige la campagne du Clacso pour un libre accès non commercial géré comme un bien commun par la communauté scientifique
2020 Autrice de Toward a Global Open-Access Scholarly Communications System : A Developing Region Perspective
2022 Rejoint le comité directeur élaborant les nouvelles recommandations de l’Initiative de Budapest pour l’accès ouvert (BOAI20)
2022 Membre du Conseil international des sciences