La typographie et le graphisme suisses ont imposé leur style depuis la moitié du XXe siècle. Ce patrimoine frappe désormais à la porte de l’Unesco pour y trouver une légitimation universelle.
TEXTE | Marco Danesi
Les grandes marques multinationales, les administrations publiques, les signalisations routières et ferroviaires d’Europe et des états-Unis les ont adoptés. De Zurich à Londres en passant par Milan, Berlin, Tokyo et New York: Helvetica et Univers ont écrit le monde des Trente Glorieuses.
Les deux polices de caractères créées au milieu du XXe siècle par des graphistes suisses ont conquis la planète entière jusqu’à devenir un style, un standard international, une langue cosmopolite. «Clair, simple, élégant, fonctionnel, rationnel, neutre, moderne», résume Demian Conrad, professeur de communication visuelle à la Haute école d’art et de design – HEAD – Genève – HES-SO et fondateur du bureau de design Automatico Studio à Lausanne. Mais les récessions économiques, l’essor de l’informatique, la numérisation galopante, l’arrivée de nouvelles générations de graphistes, et son internationalisation même, ont mis à mal sa place dominante.
Le style suisse continue d’inspirer
Pourtant, le «style suisse» continue d’inspirer, d’influencer, de susciter des débats, sinon des controverses. «La Suisse reste toujours un lieu d’excellence du graphisme par ses écoles, par ses bourses, par l’engagement de l’état en sa faveur», souligne Davide Fornari professeur associé et responsable du secteur Recherche et Développement à l’ECAL/école cantonale d’art de Lausanne – HES-SO. En un mot, le style suisse fait partie d’un héritage à la fois national, par-delà les barrières des langues, de même que du graphisme planétaire.
Tout naturellement, aujourd’hui, il aspire à une légitimation universelle. En 2014, le design graphique et typographique suisse a été inclus dans la liste des activités que la Confédération présente progressivement à l’Unesco 11 En plus de la typographie, les traditions suivantes figurent sur la liste que la Confédération souhaite proposer à l’Unesco ces prochaines années: les savoir-faire en mécanique horlogère, la saison d’alpage, le yodel et les processions de la Semaine sainte à Mendrisio.. La candidature est en cours de préparation même si pour l’heure, indique l’Office fédéral de la culture, «il est impossible d’indiquer un calendrier». L’opération, si elle est couronnée de succès, immortaliserait une aventure commencée en 1957, à Bâle et à Paris. Le graphiste zurichois Max Miedinger (1910-1980) dessine Helvetica alors qu’il est employé à la Fonderie Haas à Bâle. De grandes marques s’en emparent, ainsi que le métro de New York. De son côté, le Bernois Adrian Frutiger (1928-2015) imagine Univers chez Deberny & Peignot, une fonderie installée dans la capitale française. Cette police sera par la suite installée sur les machines à écrire de marque IBM. Dès 1970, il réalise également la matrice destinée à la signalétique de l’aéroport de Roissy-Charles de Gaulle qui sera baptisée «Frutiger». Depuis 2002, la variante ASTRA-Frutiger équipe le réseau routier suisse.
Une concentration de graphistes talentueux
La Suisse, un vivier de graphistes talentueux? C’est au cours de la Deuxième Guerre mondiale que le graphisme trouve en Suisse un havre de paix. La concentration de designers fuyant les conflits favorise la recherche, l’échange. Des écoles sont ouvertes à Bâle et à Zurich. Dans ce terreau fertile, on développe des grilles de mise en page, on s’intéresse aux modes de lecture, on crée une communauté autour de revues phares telles que Neue Graphik ou Typographische Monatsblätter.
Helvetica et Univers représentent le fruit de cette effervescence, de l’émulation entre graphistes et designers épris de modernité, alors que la typographie s’industrialise autour de l’édition et de l’impression. Les deux polices constituent les porte-parole du monde foisonnant et tourmenté de l’après-guerre. Aujourd’hui, elles sont des témoins vivants qui n’ont pas perdu de leur force graphique. «Leur inscription à l’Unesco, note en guise de conclusion Demian Conrad, reconnaîtrait universellement l’intelligence de la pensée qui se trouve à leur origine.»
Helvetica est une police linéale sans empattement. Très lisible avec son tracé neutre, elle a été créée en 1957 par Max Miedinger. Son but était d’atteindre l’harmonie optique la plus aboutie possible.
Univers appartient à un groupe de polices sans empattement néo-grotesque. Elle a été dessinée par Adrian Frutiger et publiée en 1957.
Eclairer la genèse du design suisse
Comprendre la spécificité et la genèse de la typographie et du design graphique helvétiques actuels: c’est l’objectif de Swiss Graphic Design and Typography Revisited, un projet soutenu par le Fonds national suisse qui implique sept hautes écoles de notre pays, parmi lesquelles l’ECAL et la HEAD. «Cette démarche est inédite», souligne Davide Fornari, coordinateur de la recherche. Son but consiste à écrire l’histoire de cette discipline pour nourrir la réflexion scientifique actuelle autour de la communication visuelle. «Ce projet, qui se terminera fin 2020, valorise aussi des régions et des personnalités moins connues du design, précise Davide Fornari. Certaines ont en effet été ignorées jusqu’à présent.»