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La question du «comment conserver»

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L’usure du temps, le climat, l’action de l’homme, notamment, menacent la conservation des biens et des objets patrimoniaux tangibles. Régis Bertholon, professeur, responsable de la filière Conservation-restauration de la Haute école Arc à Neuchâtel – HES-SO, passe en revue les enjeux de cette course contre la dégradation de l’héritage physique des sociétés humaines.

TEXTE | Marco Danesi

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Pour le spécialiste Régis Bertholon, la valeur patrimoniale attribuée à un objet est toujours relative et dépend d’un contexte social et culturel spécifique. © Guillaume Perret | Lundi13

L’usure du temps, le climat, l’action de l’homme, notamment, menacent la conservation des biens et des objets patrimoniaux tangibles. Régis Bertholon, professeur, responsable de la filière Conservation-restauration de la Haute école Arc à Neuchâtel – HES-SO, passe en revue les enjeux de cette course contre la dégradation de l’héritage physique des sociétés humaines.

Commençons par la notion de patrimoine… et de conservation.

Le patrimoine, c’est quelque chose que l’on souhaite garder sur le long terme, pour le transmettre aux générations futures. Qu’un patrimoine soit constitué de biens tangibles, en quelque matériau que ce soit, ou de croyances, de coutumes et de relations sociales, qu’il soit ancien ou récent, qu’il soit local, national ou mondial, il implique une conservation permettant sa transmission. La notion de conservation est donc indissociable de celle de patrimoine.

Comment sélectionne-t-on les objets, les biens qui seront conservés?

Il s’agit d’un point essentiel. Il faut déterminer si un objet a suffisamment d’intérêt pour que l’on engage des ressources prolongeant son existence. L’intérêt scientifique est primordial. Tel est le cas des spécimens d’histoire naturelle ou d’un objet archéologique ; ce sont des témoins. Mais il y a aussi beaucoup d’autres valeurs qui entrent en ligne de compte: artistique, historique, commémorative, parfois affective. En fonction des valeurs qu’on leur attribue, certains objets peuvent être soustraits du cycle économique normal où ils risqueraient sinon d’être modifiés ou détruits.

La notion de valeur est donc centrale.

Oui. D’une part, elle permet de désigner les objets dignes d’être préservés. De l’autre, elle va déterminer la façon dont ils seront conservés. Prenons le cas d’un siège, dont l’un des pieds est vermoulu: si on considère qu’il constitue un témoin historique important de la production d’un ébéniste, on pourra le garder dans cet état. Placé dans un autre environnement comme le salon d’une ambassade, on privilégiera sa valeur d’usage et donc sa fonction d’origine: s’asseoir. Pour cela, le pied sera réparé ou remplacé. Il faut comprendre que la notion de valeur est toujours relative et dépend du contexte dans lequel l’objet est conservé. Le « comment conserver? », c’est-à-dire en quel état ou avec quel usage, n’est pas neutre. Cette question est soumise à notre appréciation suivant les valeurs associées aux biens patrimoniaux.

Quels sont plus particulièrement les enjeux de la conservation du patrimoine matériel?

Les biens matériels, ceux qui nous intéressent ici, sont soumis à des dégradations physico-chimiques, aux adaptations sociales et aux changements de goût pour ne citer que quelques exemples. Il y a toujours le risque de leur disparition. Conserver des biens matériels consiste à réduire, voire stopper, la dégradation qui les affecte.

Comment procède-t-on?

La conservation peut être préventive ou curative et parfois impliquer une restauration. La première a pour but d’aménager les meilleures conditions possibles de stockage et de manipulation des objets au quotidien. Il s’agit, par exemple, de gérer l’humidité, la température, la lumière de l’environnement où se trouvent ces biens, mais aussi les conditions de leur transport. Il est également important de prévoir des événements potentiellement destructeurs: incendies, dégâts des eaux, vols. Et de quelle façon on va agir face à ces événements.

En ce qui concerne la conservation curative, elle a pour objectif de retarder une dégradation en cours. Un exemple simple: l’altération de la pierre ou des structures métalliques en milieu ouvert à cause de la pollution urbaine. Leur nettoyage et leur protection impliquent l’utilisation de produits chimiques ou de procédés physiques. Quand la menace est trop importante, on remplace les originaux en plein air par des copies. C’est le cas des Cariatides1 1  Les six cariatides de l’Erechthéion, un temple grec situé sur l’Acropole, sont des statues de jeunes filles drapées qui servent de colonnes à un portique. L’interprétation de leurs origines divergent. Il pourrait notamment s’agir de jeunes filles de Laconie qui dansaient chaque année en l’honneur d’Artémis. à l’heure actuelle, les originaux de cinq cariatides sont exposés au Musée de l’Acropole, le sixième se trouvant au British Museum. à Athènes ou de la statue équestre de Marc Aurèle sur la place du Capitole à Rome. Les pièces originales sont maintenant déposées dans des musées, à l’abri. Dernier volet, la restauration. Dans le respect de l’identité de l’objet ou de l’œuvre, on cherche à faciliter sa perception, à retrouver les conditions de l’expérience esthétique qu’il ou elle peut susciter comme pour une peinture murale que l’on recomposera à partir de ses fragments. Dans d’autres cas, tels les objets métalliques archéologiques très corrodés, la restauration devient indispensable pour simplement les reconnaître, les étudier et les présenter au public.

Dans nos sociétés, les valeurs culturelles varient suivant les groupes sociaux ou les communautés. Comment cette diversité entre-t-elle en ligne de compte au niveau du patrimoine?

En Suisse, par exemple, les services administratifs cantonaux recensent les bâtiments selon des degrés d’intérêt. Ces degrés d’intérêt sont toujours discutables et ils font l’objet de négociations, au sein notamment de commissions d’experts. Mais en matière de patrimoine, l’initiative privée, qu’elle soit collective à l’instar d’un projet de valorisation ou individuelle, comme dans le cas d’une collection, joue souvent un rôle précurseur majeur qui est parfois relayé par les administrations publiques. Cette liberté d’entreprendre permet de valoriser des biens appartenant à des minorités ou à des communautés spécifiques.

Les nouvelles technologies, le numérique, le virtuel ont-ils un rôle à jouer dans la conservation du patrimoine matériel?

Ces technologies sont déjà largement utilisées pour des investigations ou des expertises. Elles contribuent en outre à la reconstitution d’environnements complexes, à l’image de la réplique de la grotte Chauvet en France.

Mais qu’en est-il de la possibilité de remplacer un objet par son image virtuelle?

De mon point de vue, il est tout d’abord à craindre que ces images aient une durée de vie très courte. Les supports et les formats évoluent tellement vite que des fichiers et leurs contenus ne sont plus accessibles au bout de quelques années seulement, même si vous procédez à des mises à jour régulières. Ensuite, si l’on décide de remplacer un bien patrimonial par son image virtuelle, on perd un grand nombre d’informations liées à la matérialité du bien, et la valeur de recherche de cette image virtuelle sera faible. On ne pourra plus interroger cet objet pour en tirer de nouvelles informations. L’image virtuelle nous donnera sa forme, son apparence. On pourra jouer avec l’avatar de l’objet, le voir sous différents points de vue et faciliter sa diffusion, mais c’est tout. Pour cette raison, l’image virtuelle ne peut pas se substituer valablement au spécimen.


Les nouvelles technologies de la conservation

Imagerie, bactéries ou pinceau fonctionnant à l’électrolyse : la conservation-restauration innove constamment. Démonstration avec ces trois exemples.

A l’affût des marques de dégradation

Les techniques de l’imagerie sont appelées à devenir un outil de diagnostic précoce de la dégradation de biens patrimoniaux. L’unité de recherche de la Haute école Arc Conservation-restauration se trouve à l’origine de deux projets de recherche dans ce domaine. Le premier vise les facteurs responsables de la corrosion d’œuvres métalliques polychromes. Le deuxième s’attaque à la formation d’oxydes, la rouille par exemple, ou de patines
sur des objets métalliques anciens, et aux modifications de surface résultant de traitements de conservation-restauration ainsi qu’à leur suivi. Ces recherches font partie du programme Innovative Training Networks (ITN) – CHANGE favorisant la relève scientifique. Il est financé par l’Union européenne.

Les bactéries à la rescousse du patrimoine

Le projet Micmac (MICrobes pour la Conservation archéologique en bois) vole au secours des objets en bois gorgé d’eau – les vestiges de palafittes par exemple. Enfouis dans le sol ou immergés, les objets sont attaqués par le soufre et le fer, notamment. Mais ces composés sont parfois détectés trop tard quand, à l’air libre, ils ont déjà entamé leur œuvre de corrosion. Cette recherche, financée par le Fonds national suisse, étudie les propriétés de certains microorganismes naturels pour éliminer le soufre et le fer alors que le bois est encore mouillé, avant que la dégradation ne commence.

Un pinceau magique contre la corrosion

Le pinceau Pleco « traite » des objets corrodés au moyen de l’électrolyse, sans les plonger dans la solution où a lieu la réaction chimique nettoyant le ternissement, par exemple. Avec Pleco, du nom du poisson se nourrissant d’algues invasives, la solution se trouve dans le pinceau. Il suffit donc de l’appliquer sur l’objet. L’instrument a initialement été développé par l’unité de recherche de la Haute école Arc Conservation-restauration pour les reliquaires ternis de l’abbaye de Saint-Maurice (VS). Le Rijksmuseum (Amsterdam), l’Opificio delle Pietre Dure (Florence), entre autres, en sont désormais équipés.