Aide sociale : ils y ont droit mais ne veulent pas la demander
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Une recherche a fait apparaître les motivations des personnes qui préfèrent s’abstenir de recourir à l’aide publique. Elle a permis de dégager des solutions pour faciliter les démarches des bénéficiaires potentiels.

Texte | Yseult Théraulaz

L es associations et institutions qui œuvrent dans le domaine social le savent : nombreuses sont les personnes qui vivent dans la précarité et n’effectuent pas les démarches leur permettant d’obtenir de l’aide. Ou alors leur demande arrive très tard, lorsque la situation est catastrophique. Mais qui sont ces non-recourants, quelles sont les raisons qui les empêchent d’aller chercher du soutien, quels sont leurs trajectoires de vie et leurs besoins ? C’est pour répondre à ces questions que l’étude Le non-recours aux prestations sociales à Genève, quelles adaptations de la protection sociale aux attentes des familles en situation de précarité ? a débuté en septembre 2015.

Menée par la Haute école de travail social de Genève – HETS – HES-SO en partenariat avec la Haute école de santé de Genève – HEdS – HES-SO, cette recherche a permis de mieux comprendre un phénomène peu documenté en Suisse et difficile à chiffrer. Elle a été rendue possible grâce à un financement de la HES-SO – Genève, en collaboration avec le Service social de la Ville de Genève, l’Hospice général, Caritas et le Centre social protestant. Dans le communiqué de presse paru en mars 2019, les associations concernées estiment qu’«au moins une personne sur deux qui aurait droit à des prestations sociales pour s’en sortir n’est soit pas informée de ses droits, soit en détresse en raison des difficultés rencontrées pour les faire valoir».

L’étude genevoise, dirigée par Barbara Lucas, professeure à la HETS, et Catherine Ludwig, professeure à la HEdS, se veut qualitative. Barbara Lucas explique : «Nous souhaitions notamment savoir comment les politiques publiques sont perçues par les personnes auxquelles elles se destinent. L’état ne propose pas forcément ce qui est attendu, raison pour laquelle certains individus ne vont pas demander de l’aide.» Après avoir réalisé 39 entretiens approfondis avec les familles approchées, ainsi que 27 entretiens auprès des acteurs du réseau social genevois, les chercheurs sont parvenus à dresser quelques cas de figure emblématiques. En voici un aperçu.

Le genre du non-recours

Hommes et femmes ne sont pas égaux face aux institutions publiques. Lorsqu’un homme ne frappe pas aux portes des institutions, c’est qu’il veut éviter de tomber encore plus bas en sollicitant l’aide sociale : «Les hommes se perçoivent dans une trajectoire des­cendante, observe Barbara Lucas. Ils ont perdu leur emploi, craignent une disqualification sociale. Les femmes, en revanche, le vivent dans une trajectoire ascendante. Certaines partent de très bas, veulent s’en sortir par elles-mêmes et souvent s’émanciper de leur ex-conjoint. Plus qu’une somme d’argent, elles cherchent des conditions pour accéder à un emploi, une formation qualifiante, des solutions de garde pour leurs enfants. Elles ont le sentiment que les institutions ne répondront pas à leurs attentes.»

Crainte de perdre son permis de séjour

La loi est très claire : pour renouveler son permis de séjour, il ne faut pas avoir touché l’aide sociale durablement. «Les parents étrangers qui sont en Suisse depuis plusieurs années souhaitent que leurs enfants puissent y rester et soient bien intégrés, souligne Barbara Lucas. Impossible pour eux de prendre le risque que leurs papiers ne soient pas renouve­lés. Certains travailleurs sociaux initiés savent évaluer si toucher l’aide sociale pendant quelques mois met ou non ces gens en danger. D’autres, dans le doute, préviennent simplement contre le risque, et les bénéficiaires potentiels, par réflexe de protection, ne cherchent pas à en savoir plus et évitent le recours à l’aide.»

Démarches complexes et manque d’égard

«Pour activer les prestations sociales, le recourant a besoin d’être bien informé, explique Philippe Sprauel, directeur adjoint de l’Hospice général. Le système public d’administration est extrêmement complexe et ces personnes sont déjà dans une situation dramatique.» La difficulté des démarches représente une des raisons de non-recours, tout comme la peur d’être stigmatisé. «Nous essayons de faire comprendre aux bénéficiaires potentiels que demander de l’aide constitue une démarche à valoriser, poursuit Philippe Sprauel. C’est faire preuve de lucidité et d’intelligence que de tout mettre en place pour éviter le pire.»

Autre facteur déterminant mis en avant par l’étude : le premier contact qui s’établit entre le demandeur et l’institution. «La manière dont on aborde les gens qui poussent la porte de l’Hospice est déterminante, poursuit le codirecteur. La personne de contact peut sembler intrusive, car elle a besoin d’un nombre important d’informations. Le demandeur se sent parfois mis à nu.» Barbara Lucas va plus loin : «Certaines personnes ne se sentent pas les bienvenues dans des institutions sociales qui leur sont pourtant destinées. Elles évoquent des marques de mépris, un manque d’écoute. D’où l’importance d’un accueil de qualité, qui permet d’éviter un non-recours. à l’inverse, la reconnaissance manifestée envers les professionnels bienveillants est immense.»

L’impact du non-recours sur la santé

Catherine Ludwig a de son côté été décontenancée par l’état de santé des personnes interviewées : «80% des 39 familles rencontrées rapportent des sentiments d’anxiété. La précarité a une composante d’instabilité qui crée probablement ce sentiment. Par ailleurs, 24 personnes sur 36 souffrent de douleurs chroniques. à entendre les récits, la chronicité trouve son origine dans un non-recours aux soins, par manque de moyens financiers ou par crainte des effets d’un arrêt maladie sur l’emploi.» Et de conclure : «à court terme, une personne qui ne recourt pas ne coûte pas au contribuable. Mais à moyen terme, elle va coûter beaucoup plus cher. Il s’agit simplement de portefeuilles différents.»

Faciliter les démarches administratives pour que les personnes les plus vulnérables puissent avoir accès aux prestations, lutter contre la stigmatisation des bénéficiaires au sein des institutions et des administrations publiques, mais également dans la société, font partie des mesures à mettre en place pour contrer le phénomène de non-recours. Et ce n’est pas tout. Proposer des prestations qui ne soient pas uniquement financières, mais qui tiennent compte des inégalités sexuées sur le marché du travail et des besoins d’émancipation des femmes en situation financière précaire représente aussi une piste à creuser afin de répondre au mieux aux besoins des ayants droit. Ce sont là du moins quelques-unes de propositions faites à la suite de cette étude genevoise.


Difficile d’identifier les personnes qui passent sous le radar du social

Catherine Ludwig et Barbara Lucas
Catherine Ludwig (à g.) et Barbara Lucas (à d.) ont souhaité comprendre comment les politiques publiques dans le domaine de l’aide sociale étaient perçues par les personnes auxquelles elles se destinent. © Thierry Parel

Afin d’avoir un panel représentatif des non-recourants, les chercheurs de l’étude Le non-recours aux prestations sociales à Genève, quelles adaptations de la protection sociale aux attentes des familles en situation de précarité ? ont dû frapper aux portes des institutions partenaires, mais aussi de diverses associations communautaires, comme les maisons de quartier. Les laveries, magasins de seconde main et autres lieux où peuvent se trouver des personnes pauvres ont été visités par des stagiaires en sciences politiques, ainsi que par des étudiants de Master en sciences sociales. «Nous savions que la recherche de candidats allait être longue, mais nous n’avions pas anticipé toutes les difficultés, précise Barbara Lucas, coresponsable de la recherche. Identifier les individus qui passent, par définition, sous le radar du social, demande de se rendre sur des terrains très variés. Il faut aussi que les personnes acceptent de nous faire confiance. Par la suite, les rendez-vous sont difficiles à fixer et à honorer. Il convient de tenir compte d’emplois aux horaires instables, de problèmes de garde d’enfants, de santé. De nombreux entretiens ont dû être agendés à plusieurs reprises.» Finalement, 39 non-recourants ont répondu à l’appel. Parmi eux, des Suisses, des étrangers, des hommes et des femmes, des personnes sans emploi, des universitaires, des travailleurs. Catherine Ludwig se réjouit : «Notre étude a permis de rencontrer une population qui n’avait jamais été approchée jusqu’ici.»