Se déplacer dans l’espace urbain lorsqu’on souffre d’une déficience intellectuelle, cela s’apprend. Et c’est plus facile en s’entraînant virtuellement. Un projet interdisciplinaire en a fait la preuve.

TEXTE | Patricia Michaud

L’arrêt de bus n’est plus très loin. Encore quelques dizaines de mètres à parcourir en ligne droite. Puis une route à traverser et le but sera atteint. Sur le trottoir désert, la progression est aisée, même si le soleil de plomb rend le revêtement du sol et les façades des immeubles passablement éblouissants. Au passage piéton, les choses se compliquent. La circulation est dense. Il semble tout à coup que les réflexes assimilés depuis l’enfance – tourner la tête à gauche, à droite puis de nouveau à gauche – ont perdu de leur efficience. Heureusement, le trottoir d’en face est rejoint en toute sécurité. Et lorsqu’arrive le bus, il suffit de lever le bras pour que le chauffeur s’arrête. La passagère s’empresse de monter et de tourner à droite afin de s’asseoir le plus vite possible sur le siège qui lui est attribué. Trop vite, visiblement. Assaillie par une nausée, elle est obligée de retirer en coup de vent le casque qui lui couvre la moitié de la tête.

Après avoir pris quelques inspirations, la malheureuse rouvre les yeux. Elle est accueillie par trois visages bienveillants, celui de Geneviève Piérart, professeure à la Haute école de travail social Fribourg – HETS-FR – HES-SO, ainsi que ceux de Marine Capallera, collaboratrice scientifique à la Haute école d’ingénierie et d’architecture de Fribourg – HEIA-FR, et de son collègue doctorant Robin Cherix. Derrière eux, point de voitures ni d’immeubles, mais des tables colorées, des câbles et des ordinateurs. C’est ici, à l’Institut HumanTech à Fribourg, qu’a été conçu ID-Tech, un outil de réalité virtuelle permettant de simuler des situations de mobilité urbaine telles que traverser la route, héler un bus ou changer de train.

L’autodétermination comme nouvelle norme pour le handicap

Le but de ce projet interdisciplinaire, dont la première phase remonte à 2018 : contribuer à l’autonomisation – dans leurs tâches quotidiennes – d’enfants et d’adolescent·es avec une déficience intellectuelle. « La préadolescence et l’adolescence constituent des moments clés lorsqu’on a des difficultés cognitives, car c’est durant cette phase que l’on apprend à se déplacer seul dans l’espace public, souligne Geneviève Piérart. S’il est effectué sur le terrain, cet apprentissage – épaulé par les éducateur·trices et les proches – se heurte à plusieurs écueils, notamment d’ordre financier et logistique. » En effet, afin d’être en mesure de gérer les imprévus tels que le retard d’un bus, le changement de voie d’un train à la dernière minute ou encore la rencontre d’une personne inconnue sur le trajet, les jeunes devraient répéter l’exercice à de nombreuses reprises. Et c’est justement ce que permet la réalité virtuelle.

Le projet ID-Tech, qui a bénéficié d’un financement Innosuisse, s’intègre dans le contexte plus large du développement de l’autodétermination des personnes en situation de handicap. Inscrite dans le nouveau droit fédéral sur la protection des mineur·es et des adultes, ainsi que dans la Convention de l’ONU relative au droit des personnes handicapées, l’autodétermination « est devenue la norme depuis une vingtaine d’années, précise Geneviève Piérart. Elle suppose qu’une personne en situation de handicap puisse prendre elle-même les grandes décisions qui concernent sa vie. » Alors qu’à partir des années 1950, « les normes collectives avaient tendance à l’emporter sur l’individuel », on constate depuis une vingtaine d’années la tendance inverse, qui se reflète notamment dans la multiplication des logements individuels accompagnés. « L’autonomisation constitue l’un des aspects centraux de l’autodétermination », poursuit la professeure.

L’outil de réalité virtuelle ID-Tech propose une trentaine de scénarios au plus proche du quotidien des jeunes : traverser la route, changer de train, etc. Les premières expériences ont montré que les participant·es avaient pu reproduire les comportements entraînés sur le terrain et qu’ils avaient progressé dans leur autonomie.

Des scénarios testés par une vingtaine de jeunes

L’étude a été menée en partenariat avec plusieurs institutions socio-éducatives romandes. Une vingtaine de jeunes âgés de 11 à 16 ans, présentant une déficience intellectuelle légère à moyenne et fréquentant des écoles spécialisées, y ont participé. « La première phase du projet s’est concentrée sur le développement de l’outil, explique Robin Cherix. Il fallait quelque chose de simple, d’intuitif et qui ne fasse pas peur aux jeunes concernés. » L’équipe a commencé par créer un jeu destiné à familiariser les futurs utilisateur·trices avec la réalité virtuelle. « Nous avons été impressionnés par leurs compétences numériques », relève celui qui, à l’époque, a consacré une bonne partie de son service civil à ce projet.

Une fois les premiers scénarios de mobilité urbaine mis au point en collaboration avec les institutions spécialisées, « nous les avons testés sur des adultes, puis sur des enfants neurotypiques1Formé des termes « neuro », en référence au système neuronal, et de « typique », synonyme de normal ou habituel, le terme « neurotypique » désigne les personnes dont les fonctions cérébrales et les comportements sont considérés comme normaux. Il a été promu par les militant·es de la neuro-diversité. À leurs yeux, le fonctionnement normal n’est qu’une catégorie parmi d’autres fonctionnements possibles du cerveau. et enfin sur des enfants avec une déficience intellectuelle, poursuit le doctorant de la HEIA-FR. Nous avons constaté que pour ces derniers, aucune adaptation spécifique de l’outil n’était nécessaire. » De nouveaux scénarios et variantes ont alors été élaborés – une trentaine au total – afin de coller au mieux avec le quotidien de chaque participant·e : traverser la route, changer de bus, combiner plusieurs moyens de transports, etc. « C’est à ce moment-là que nous avons été confrontés aux enjeux de l’interdisciplinarité : nous, les ingénieur·es en informatique, avons dû nous plonger dans le monde du handicap… » Et Geneviève Piérart de compléter : « … Et nous, les travailleur·euses sociaux, avons dû accepter que même si les outils de réalité virtuelle sont flexibles, ils ne permettent pas de tout faire. »

Se déplacer en ville en toute confiance

Les chercheur·euses sont alors passés au plat de résistance du projet, à savoir une utilisation régulière de l’outil par les jeunes. « Notre but consistait à observer si la réalité virtuelle leur permettait d’apprendre à se déplacer en ville avec confiance et en toute sécurité et, le cas échéant, si cet apprentissage pouvait être transposé dans la réalité du terrain, précise Marine Capallera. Concrètement, une équipe composée à la fois de membres de HumanTech et de la HETS-FR est passée toutes les deux semaines durant sept mois dans les institutions partenaires avec le matériel ad hoc. » Chaque session s’appuyait sur un protocole détaillé et les scénarios évoluaient en fonction des progrès des jeunes. « Une de mes premières observations a été que la réalité virtuelle ouvre parfois des possibilités plus larges que les apprentissages sur le terrain, commente Geneviève Piérart. Par exemple un suivi du regard sert à vérifier où l’enfant a posé ses yeux avant de traverser la route. » À l’issue de la phase d’apprentissage virtuel, les jeunes participant·es ont été invités à reproduire sur le terrain les comportements entraînés. « Nous avons constaté que la plupart d’entre eux avaient progressé dans leur autonomie », rapporte Geneviève Piérart. Quatre adolescent·es sont même devenus complètement autonomes. « Ce que nous considérons comme notre ‹petite victoire›, c’est le cas d’un jeune que sa mère peinait à laisser sortir seul, alors qu’il se débrouillait assez bien. Les progrès virtuels de son fils l’ont convaincue de lâcher prise. »

Achevé en 2022, ID-Tech a été poursuivi l’année d’après. « Durant la première étude, nous avions constaté que pour une partie des participant·es, les rencontres avec une personne inconnue – qu’elle soit simplement assise en face d’eux dans le bus ou vienne carrément les aborder – posaient problème, note Marine Capallera. Grâce à de nouveaux financements, nous avons pu créer un prototype intégrant des avatars. Nous avons ensuite travaillé spécifiquement avec les jeunes sur leur gestion des interactions sociales. » Du côté des institutions ayant participé à l’étude, les échos ont été positifs, se réjouissent les trois chercheur·euses. Deux d’entre elles ont souhaité pérenniser l’utilisation de l’outil sous sa forme prototypique. « Ce qui est plus compliqué, c’est de trouver des partenaires d’implémentation qui permettent de passer à la phase de production, puis de mise sur le marché, constate Geneviève Piérart. Dans le domaine du handicap, il s’agit malheureusement d’un problème récurrent. »