Au Viêt Nam, les objets règlent leur compte au passé colonial

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Dans le pays du Sud-Est asiatique, les mots et les choses dévoilent la réappropriation libératrice des Vietnamiennes et des Vietnamiens à l’égard de la colonisation française. Une recherche a fouillé les sédiments vivants de cette longue histoire, entre assimilation et rébellion.

TEXTE | Marco Danesi

« S’il existe des mots vietnamiens tirés de la langue française, pourquoi des objets, considérés aujourd’hui comme typiquement vietnamiens, ne trouveraient-ils également leur origine dans la période coloniale ? Si oui, qu’est-ce que ces hybridations franco-vietnamiennes disent d’une société qui a dû se battre pour son indépendance ? » C’est à partir de ces interrogations que la recherche Objets vietnamiens : culture matérielle d’une résilience face à la (dé) colonisation a vu le jour en 2022. Le sujet a de quoi intriguer. Il s’agit en effet d’imaginer une sorte d’empathie culturelle, par laquelle ces objets témoignent de l’héritage colonial, qui a été investi, remanié, métamorphosé jusqu’à le rendre intraçable, détournant, voire occultant ses origines. Autrement dit, la population vietnamienne se serait réapproprié la culture des dominants jusqu’à faire disparaître les traces des anciens colonisateurs. Ou presque. Menée par le designer Quang Vinh Nguyen et la journaliste Émilie Laystary et soutenue par l’ECAL/École cantonale d’art de Lausanne – HES-SO, la recherche s’engouffre dans ce « presque ». Comme une fissure du passé s’ouvrant vers des mondes insoupçonnés.

Au départ, le parler des parents

Les deux auteur·es sont issus de la diaspora vietnamienne en Europe, notamment en Suisse et en France. Ils vivent au sein ou entre deux cultures, au moins. L’idée de leur projet a émergé de ce milieu hétéroclite, bigarré, lié à la terre d’origine mais intégré dans celle d’accueil. Au départ, raconte Quang Vinh Nguyen, il y a le parler des parents.« Enfant, je croyais qu’ils avaient une façon singulière de prononcer certains mots français avec un accent vietnamien bien à eux. Or, j’ai découvert plus tard qu’il n’en était rien. Le vocabulaire qu’ils utilisent fait bien partie de la langue vietnamienne. A ti sô pour artichaut, búp bê pour poupée, ê-cút-tơ pour écouteur ou encore i nốc pour inox (pour ne citer que ces exemples) : ces mots sont quotidiennement utilisés au Viêt Nam, d’ailleurs sans que la nouvelle génération ne puisse toujours y déceler les traces du passé de la colonisation française. » Devenu désigner, son intérêt pour les mots (vietnamisés) s’est élargi aux choses.Avec Émilie Laystary, Quang Vinh Nguyen plonge alors dans la culture matérielle de son pays natal, soit « l’ensemble des objets fabriqués par l’humain et appréhendés sous un angle social et culturel » 1La définition de « culture matérielle », telle qu’elle est comprise et utilisée par l’équipe de recherche, provient de l’ouvrage des sociologues Marie-Pierre Julien et Céline Rosselin intitulé La culture matérielle. (La Découverte, 2005)..

Dès lors, le duo fait le pari suivant :« Comme pour la langue, un grand nombre d’objets de la vie courante au Viêt Nam doivent porter en eux les marques d’une résilience vietnamienne. Introduits par les colons ou développés durant la colonisation française, ces artefacts auraient en effet pu rester des symboles de la domination. Mais modifiés, transformés, remaniés, détournés de leur usage premier, ils ont finalement fait l’objet d’une réappropriation au point de porter des récits de fierté et d’inventivité. » C’est le principe de la « créolisation », empruntée à l’écrivain martiniquais Édouard Glissant (1928-2011) : le contact de plusieurs cultures distinctes produit quelque chose de totalement imprévisible par rapport à la somme ou à la simple synthèse de ces éléments.

Pister les réappropriations d’objets

Quang Vinh Nguyen et Émilie Laystary décident de partir à la recherche de ces objets de la vie quotidienne, un pan moins connu de ces pratiques de réappropriation déjà mis en évidence dans d’autres domaines comme la religion, l’architecture ou la poésie. Avec pour ambition de les identifier, voire de les démasquer, et de les décoloniser : c’est-à-dire de les réinterpréter du point de vue des dominés et non pas/plus des dominants. Forcément, même si la chercheuse et le chercheur ne s’y réfèrent pas explicitement, le concept d’archéologie du savoir 2Dans son ouvrage Archéologie du savoir (1969), Michel Foucault développe une approche qui analyse les discours et pratiques qui constituent les savoirs à travers l’histoire. Il examine notamment comment les objets de connaissance et les théories qui sont acceptés comme vrais ou valides sont définis ou quelles conditions historiques rendent possibles certains types de savoir alors que d’autres sont exclus. du philosophe Michel Foucault (1926-1984) imprègne leur travail. Notamment quand ils déclarent vouloir élaborer« une archive du temps présent sous une perspective décoloniale ». C’est ainsi qu’a commencé une plongée saisissante dans un univers foisonnant, à la fois matérielle et immatérielle. Univers où se jouent les relations complexes entre les mots et les choses, entre les usages passés et présents de ces objets faisant resurgir la mémoire de l’histoire coloniale.

Retour au Viêt Nam, donc, sur le terrain des pratiques quotidiennes, à la rencontre de témoins vivants de la période coloniale (achevée en 1954). En même temps, un volet plus académique et distancé, avec des interviews d’expertes et d’experts, a mis en perspective les données récoltées. On tombe alors sur le bánh mì, baguette miniaturisée, cousine du jambon beurre, qui sert à confectionner des sandwiches avec des garnitures variables selon les régions. Au rayon de la nourriture, on trouve également du bít tết, vietnamisation du bifteck français, provenant d’élevages bovins introduits par les colons dans un pays adepte du buffle. Au fil du temps, des plats tels que le bò bít tết (steak à la vietnamienne) et le phởbò (soupe phở au bœuf) ont pris place sur les tables locales, adaptés aux saveurs et mœurs culinaires autochtones.

À son tour, la « gamelle » française a été adoptée et appelée cà mên en vietnamien. Très répandue aujourd’hui encore, composée de plusieurs contenants, elle est un objet courant dans la vie quotidienne des travailleuses et travailleurs qui leur permet d’acheter des plats sur le pouce aux innombrables vendeurs ambulants des villes. La guitare classique a été modifiée enghi ta phím lõm s’adaptant aux sonorités typiquement vietnamiennes. « Le terme phìm lõm lui-même, expliquent les deux auteur·es, reflète la technique unique de pression des doigts sur le manche pour créer un vibrato et produire des quarts de tons distinctifs. » Pour terminer cet aperçu, il vaut la peine de mentionner l’ô doa, palanche à arrosoirs qui permet aux paysannes et aux paysans de transporter deux fois plus d’eau sur leurs épaules pour irriguer les potagers ou les champs.

Un embryon d’archives décolonisées

Répertoriant des dizaines d’objets, voire d’usages originaux, à partir de modèles français, la recherche finit par constituer l’embryon passionnant d’archives décolonisées susceptibles de montrer à quel point la romancière vietnamienne Anna Moï, citée par de Quang Vinh Nguyen et Émilie Laystary, avait vu juste :« Combien de fois n’avons-nous pas dit à ceux qui nous donnent des ordres : “J’ai fait exactement comme vous avez dit, mais en mieux”. Notre terre fut soumise, nous ne le sommes pas. » Nombre d’objets de la vie courante au Viêt Nam témoignagent de cette insoumission, entre relation empathique et dissidence créatrice. Ces travaux de recherche seront consignés dans un ouvrage richement illustré qui paraîtra dans le courant de l’année 2025.

Comment les pressions économiques font le lit de la maltraitance

Cet épuisement professionnel n’est évidemment pas sans conséquence sur les patients. Psychologue et coresponsable du senior-lab à La Source, Delphine Roulet Schwab s’est intéressée plus précisément au domaine de la maltraitance à l’endroit des personnes âgées. « On rencontre effectivement des situations de violence en EMS, tout comme de la part des professionnel·les des soins à domicile », expose-t-elle. Si les cas de maltraitance manifeste sont souvent détectés rapidement, elle s’inquiète davantage sur« toutes ces formes de maltraitance ordinaire, comme l’infantilisation, les négligences ou encore la prise de décision abusive ».

À l’instar de Philippe Delmas, elle pointe« des causes systémiques en lien avec les moyens financiers. Il y a parfois des pressions économiques qui font que la rentabilité passe avant l’intérêt des personnes âgées. De fait, on ne fournit pas aux équipes soignantes les moyens de pouvoir être bien-traitantes ou a minima non maltraitantes. » Elle évoque l’exemple de « l’incitation à utiliser des protections urinaires pour ne pas avoir à accompagner aux toilettes des résidentes ou des résidents qui en auraient pourtant la capacité ». La chercheuse pointe aussi le fait que certaines institutions cherchent à faire des économies sur le matériel : « Nous avons observé des protections urinaires rincées, puis séchées sur le radiateur pour être réutilisées. »

Dans un tel contexte, face à ces injonctions contradictoires, il n’est pas rare que « les professionnel·les de la santé se forgent une carapace pour se protéger », avance Delphine Roulet Schwab. Leur capacité d’empathie en est réduite, augmentant ainsi le risque de brusquer, par des paroles ou des gestes, un résident peu coopératif au moment de la douche notamment. Du côté des facteurs de risque, la docteure en psychologie mentionne premièrement l’isolement social, soit lorsque la personne âgée, en home ou à domicile, reçoit peu de visites. L’existence de troubles cognitifs ou démentiels vient également augmenter le danger : « Certains aîné·es peuvent adopter des comportements agressifs ou oppositionnels. Pour contrer son sentiment de perte de contrôle et reprendre la maîtrise de la situation, le personnel peut parfois réagir de manière agressive, voire violente. » La situation est comparable aux dérapages qui surviennent« lorsqu’un parent, à bout de nerfs, perd patience face à un enfant récalcitrant ».

La culpabilité liée aux mesures de contraintes

Pierre Lequin a observé ces moments de tension extrême dans le domaine de la psychiatrie. Aujourd’hui maître d’enseignement à La Source, il dispense notamment un cours sur le recours à la contrainte dans les soins.« Les mesures de contrainte restent largement utilisées, particulièrement en gériatrie ou en psychiatrie, pour les cas de démence ou d’épisodes maniaques chez des personnes bipolaires », explique-t-il. Il précise cependant que le fait d’attacher des patients est désormais rare, relevant de situations exceptionnelles. À la place, les patients sont dirigés vers des chambres de soins intensifs, anciennement appelées chambres d’isolement. « Bien que ces mesures soient souvent perçues comme nécessaires, de nombreuses études montrent leurs effets potentiellement néfastes sur les personnes », souligne Pierre Lequin. Ces méthodes peuvent provoquer une détresse émotionnelle, être vécues comme une punition, entraîner un syndrome de stress post-traumatique, voire rompre le lien thérapeutique avec l’équipe soignante. Il est donc crucial, selon lui, « de continuer à faire évoluer la culture des soins en mettant en place des alternatives dont l’efficacité a été prouvée ».

Pour le personnel soignant également, ces pratiques peuvent être émotionnellement éprouvantes, comme l’indique encore Pierre Lequin. Lorsque cinq infirmières ou infirmiers doivent maîtriser physiquement une personne pour lui administrer des injections contre son gré et la placer de force en soins intensifs, un sentiment de culpabilité peut facilement émerger. Ces mesures entrent en conflit avec les valeurs fondamentales du soin. Pierre Lequin plaide aujourd’hui pour« davantage d’espace afin de discuter des expériences vécues dans la relation avec les patients ». Il note que « ce type de supervision est intégré à la formation des psychologues et psychiatres, et devrait l’être également pour les infirmiers ». Delphine Roulet Schwab appuie ces propos et souligne la nécessité d’investir davantage dans les échanges entre pairs et l’analyse des pratiques. « Il est crucial de réfléchir collectivement pour mieux anticiper et prévenir les situations à risque », affirme-t-elle. Philippe Delmas partage cette conviction : « Si nous ne prenons pas suffisamment soin des soignants, notre système de santé sera en danger. La désaffection pour la profession ne fera qu’accroître le stress des équipes restantes, compromettant leur capacité à agir avec professionnalisme, empathie et humanité. »


Trois questions à Pauline Roos Laporte

Lorsque les décès se succèdent, les équipes soignantes sont mises à rude épreuve. Pour son doctorat en sciences infirmières à l’Université de Laval à Québec, cette professeure à la HE-Arc Santé – HES-SO s’est intéressée à ce vécu particulier.

© GUILLAUME PERRET

Pourquoi l’empathie est-elle mise à mal face à la fin de vie ?

PRL Tout d’abord, la fréquence des décès éprouve émotionnellement les équipes soignantes, surtout lorsqu’il s’agit de patientes et de patients jeunes, dont le départ prématuré bouleverse l’ordre naturel des choses. Ensuite, le contexte joue un rôle crucial : dans des services non spécialisés en soins palliatifs, comme les urgences, les équipes soignantes sont souvent focalisées sur une approche curative et peuvent ne pas être préparées à accompagner la fin de vie. Dans les EMS, le lien affectif tissé avec les personnes et le processus de deuil rendent cette tâche encore plus difficile. Enfin, les contraintes organisationnelles, telles que la surcharge de travail, empêchent souvent les professionnel·les d’accompagner la fin de vie de manière conforme à leurs valeurs et à leur conception d’un « bien mourir ».

Comment cette fatigue compassionnelle se manifeste-t-elle et avec quels impacts ?

Celle-ci se traduit par l’incapacité ou la perte d’intérêt à éprouver de l’empathie pour la situation du patient. Elle se manifeste de plusieurs manières : un détachement, voire une mise à l’écart de la personne soignée ; approche mécanique du soin, adoption de mécanismes de défense comme le cynisme ou l’humour noir. Les conséquences sont terribles pour les patients et leur entourage, qui sont alors plongés dans une solitude profonde et se sentent abandonnés. Ce genre d’expérience engendre une grande méfiance envers les milieux du soin.

Comment aider les équipes face à cette problématique ?

Il s’agit de soulager leurs souffrances. Car derrière cette fatigue compassionnelle, il y a beaucoup de culpabilité. Il faut donc leur offrir un soutien émotionnel, des espaces de parole et de partage d’expériences. Et ce, pendant leurs heures de travail, afin de les légitimer.


« Le manque de soutien durant l’accouchement peut être vécu comme une violence »

« L’accouchement représente un moment de grande vulnérabilité pour les femmes », observe Laurent Gaucher, chercheur à la Haute école de santé de Genève (HEdS-Genève) – HES-SO. L’absence ou la maladresse du soutien de l’équipe soignante peut être vécue comme une violence. » Engagé dans l’amélioration de la qualité des soins, ce sage-femme a mené plusieurs études sur les conséquences d’un manque d’empathie durant l’accouchement, qui vont du stress post-traumatique à la dépression post-partum. Il note que « près de 10% des femmes rapportent avoir subi des comportements inappropriés de la part du personnel médical, qu’ils soient verbaux ou physiques. Elles évoquent souvent une prise en compte insatisfaisante de leurs douleurs. » Laurent Gaucher analyse les raisons possibles de ce manque d’empathie ou de cette perte de maîtrise chez les équipes soignantes :« Cela peut être le signe d’une souffrance professionnelle, comme le burn-out. Cependant, ces comportementsne sont pas nécessairement liés à un mal-être individuel. Ils peuvent également résulter de dynamiques plus larges (de type structurelles, ndlr), voire de pure maltraitance. »Le sage-femme propose deux axes d’amélioration :« Il est crucial, d’une part, de mieux protéger les équipes soignantes, notamment contre l’épuisement professionnel et, d’autre part, il est essentiel de repérer les patientes les plus vulnérables. Selon leur vécu, un geste ou une parole peuvent être perçus différemment. » Il insiste également sur le fait que l’accompagnementne doit pas se limiter au seul moment de l’accouchement.« La santé mentale des mères, qui influence tant leur relation avec l’enfant que leur vie de couple, nécessite une attention particulière tout au long de la période périnatale. »