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Ces docteurs smartphones qui réconcilient numérique et écologie

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Les dépanneurs numériques ressuscitent les téléphones portables et luttent ainsi contre l’obsolescence programmée. Mais pas seulement: une recherche de la Haute école d’art et design – HEAD – Genève – HES-SO a exploré l’émergence d’une économie informelle de la réparation. Son responsable, Nicolas Nova, raconte avoir découvert des ruches «d’innovation sociale».

TEXTE | Marco Danesi

Quelle est l’origine de cette étude sur la réparation des smartphones?

Le smartphone, en tant qu’appareil emblématique, est conçu pour ne durer que quelques années, et n’est que rarement réparé. Par conséquent, l’essor contemporain du numérique peut se trouver en porte-à-faux avec l’appel au développement durable. Professeur associé à la HEAD – Genève dans le domaine du design numérique (Master Media Design), je suis également chercheur en sciences sociales et anthropologie. Je sensibilise les étudiants à la façon dont les gens vivent avec les nouvelles technologies, et notamment avec les objets numériques. Dans ce contexte, la durabilité de ces objets représente un enjeu central. C’est au cœur de cette ambivalence qu’il faut placer l’apparition depuis quelques années de lieux de remise à neuf et d’entretien de ces appareils afin d’améliorer leur durabilité. Ces ateliers représentent pour le sociologue ou l’anthropologue une occasion unique de comprendre ces pratiques de réparation, et donc d’appropriation, d’objets voués à l’obsolescence. L’étude consacrée au smartphone, que j’ai menée avec la chercheuse en design Anaïs Bloch et qui a été financée par le Fonds national suisse, se trouve au carrefour de l’ethnographie et du design numérique. Elle plonge littéralement dans ces repair cultures (magasins non agréés et hacker­spaces), afin de saisir la mécanique et le rôle de ces «cliniques du numérique». Où la panne et son traitement deviennent des révélateurs, des amplificateurs des pratiques culturelles et sociales d’éducation populaire.

Comment avez-vous procédé?

Il s’agit d’une enquête qualitative qui a duré deux ans. Nous avons réalisé une cinquantaine d’entretiens dans des boutiques de réparation de Genève, de Lausanne et de Zurich, couplés à une quinzaine de sessions d’observations répétées. Ensuite, nous nous sommes concentrés sur trois enseignes, une pour chaque ville. Enfin, Anaïs Bloch a fait un stage de quatre mois dans une boutique. Par ailleurs, une plateforme en ligne nous a permis de récolter des témoignages d’usagers. Un livre, en cours de préparation, dont la sortie est prévue pour septembre 2020, fait la synthèse. Il sera composé de portraits des réparateurs entre parcours de vie et récits professionnels, avec beaucoup d’images et de la BD.

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Pour Nicolas Nova, les ateliers de réparation de smartphones prennent à contre-pied l’innovation high-tech associée à la Silicon Valley. © Thierry Parel

Qu’est-ce que vous avez constaté?

Ces lieux prennent à contre-pied l’innovation high-tech associée aux entreprises et aux start-up de la Silicon Valley: dans ces boutiques, nous avons découvert une autre innovation, «silencieuse», tournée vers la durabilité. Il faut imaginer une sorte de combat permanent entre les grandes marques, qui verrouillent leurs produits, et les boutiques, qui cherchent la faille qui leur permettra de réparer ce qui est promis à la poubelle. On remet à neuf le matériel (écrans cassés, boutons endommagés), on résout des problèmes de logiciel (mises à jour, installation d’applications, configuration d’appareils, récupération de données), mais on conseille aussi les utilisateurs recherchant une exploitation optimale de leurs appareils. Bref, ces ateliers sont des laboratoires du bricolage à la poursuite de solutions originales, efficaces et économes.

Est-ce que ces lieux fonctionnent en réseau?

Oui. Les «docteurs smartphones» opèrent dans des cercles à la fois locaux et internationaux. Les réparateurs s’échangent des astuces, des modes d’emploi. Il se crée des communautés où l’on partage des connaissances. En même temps, les boutiques s’approvisionnent en pièces détachées via des réseaux planétaires qui vont jusqu’au store principal de Shenzhen en Chine. Sur le plan social, en outre, ces magasins sont des «cliniques» qui prennent soin des appareils endommagés, et par là, de leurs propriétaires. Il y a une notion d’aide, de dépannage à la fois numérique et psychologique.

Ces réparateurs réconcilient-ils le numérique avec l’écologie?

C’est le cas. Mais c’est un bénéfice secondaire. Au départ, ces entrepreneurs, même en marge du système, veulent gagner de l’argent en tirant parti des pannes des appareils numériques. Ils offrent des réparations rapides, une expertise souple et évolutive. Et ils sont débrouillards. Le gain écologique, lui, vient par-dessus le marché jusqu’à devenir un argument de vente. Les marques ont d’ailleurs saisi le potentiel à la fois publicitaire et économique de la réparation. On trouve ainsi des boutiques dans les espaces commerciaux de certains opérateurs télécoms, à l’image de Salt. Autrement dit, on commence à se dire que fabriquer des objets numériques que l’on peut réparer n’est plus une hérésie. De ce fait, à la HEAD – Genève, nous préparons les étudiants à considérer cette dimension dans leur travail, à concevoir un design du réparable.

Fouad Choaibi a installé sa boutique de réparation de smartphones dans une cabine téléphonique au centre de Londres en octobre 2017. Alors que ces traditionnelles cabines rouges sont en voie de disparition, certaines sont sauvées par des reconversions ingénieuses comme celle-ci. Photo: ©Tolga Akmen / AFP 


Quand les arts décoratifs ressuscitent

Un projet de design a pour ambition d’imaginer un nouveau courant dans l’histoire des arts décoratifs. Son objectif consiste à joindre l’utile à l’esthétique en concevant des objets qui luttent contre les courants d’air, les canicules et les gaspillages d’énergie.

Victime des progrès techniques au tournant du XXe siècle, l’art décoratif reprend aujourd’hui vie pour répondre aux défis climatiques. Fort de ce constat, l’Atelier énergie et climat de la Haute école d’art et design– HEAD – Genève – HES-SO a conçu un projet qui ressuscite et réinvente un art donné pour mort.

«Le chauffage central, puis la climatisation ont spolié les maisons. Tapis, teintures, paravents, boiseries qui protégeaient du froid l’hiver et de la chaleur l’été ont petit à petit disparu, explique Philippe Rahm, chargé de cours en architecture d’intérieur à la HEAD – Genève. Reléguée au rang du superflu durant la modernité, la décoration d’intérieur revit aujourd’hui, avec ses pare-vapeur, ses laines isolantes, ses étanchéités à l’air, pour satisfaire les nouvelles normes énergétiques et lutter contre le réchauffement climatique.»

Sous la direction de Philippe Rahm, responsable de l’atelier, les étudiants ont transformé l’intérieur de la guérite de l’ancien bâtiment Elna à Genève en une maison-témoin. Matériaux de revêtement et de finition, profil du sol, des murs, du plafond, de l’éclairage, de la ventilation, contribuent à l’efficacité énergétique et, en même temps, habillent l’intérieur de l’immeuble. La double fonction de l’art décoratif y retrouve son sens originel.

Le projet de la HEAD – Genève sonde de cette manière les technologies destinées à l’assainissement des bâtiments avec «l’ambition d’imaginer un nouveau style dans l’histoire des arts décoratifs, qui se nommerait « Anthropocène »», précise Philippe Rahm. Une notion qui renvoie à l’impact de plus en plus important des activités humaines sur la planète.


Des tissus en surplus transformés en vêtements

La marque Lundi Piscine propose habits et accessoires citadins et masculins, issus de tissus en fin de stocks.

Lucie Guiragossian court les fournisseurs de tissus pour s’emparer des stocks qui «dorment dans un dépôt ou sont promis à la destruction». Ensuite, puisant dans ces trésors, la designer et styliste diplômée de la Haute école d’art et design – HEAD – Genève – HES-SO, crée chemises, vestes, pantalons pour homme exclusivement et en nombre limité.

Chez Lundi Piscine, la marque qu’elle a lancée cette année, les collections sont le fruit d’un design dont le tissu est le point de départ. «Les stocks récupérés déterminent les modèles, et pas le contraire. Puis, les pièces sont réalisées uniquement sur commande par des petits ateliers à partir d’un prototype.» De cette manière, l’entrepreneure combat le gaspillage, évite la surproduction, privilégie l’artisanat au moyen de l’impression des motifs en sérigraphie, avec une dose salutaire de dérision. L’idée, explique Lucie Guiragossian, est de «sublimer le quotidien» via des coupes et des motifs qui traquent la banalité d’un lieu ou la routine «ennuyeuse» de certaines activités. La première collection de la marque plonge ainsi dans l’univers ferroviaire. Les pièces s’inspirent de l’esthétique CFF.

On comprend alors pourquoi l’appellation « Lundi Piscine» colle à merveille à la drôlerie bigarrée qui se dégage de la start-up, accompagnée par le nouvel incubateur -Pulse de la HES-SO Genève. Dans l’esprit de sa fondatrice, la marque renvoie à la fois au premier jour de travail de la semaine et au bassin d’eau, havre de détente.