Capter nos désirs, les amplifier, nous pousser à les satisfaire dans un état de transe où les limites du monde physique n’existent plus… Notre appareil connecté sait faire tout cela. Un projet met en scène nos excès téléphoniques entre regard critique, dérision et pistes de solution.

TEXTE | Nic Ulmi

«Oopslike (verbe): Le fait de liker accidentellement un vieux post de quelqu’un.» Encore inconnu des dictionnaires, ce mot a été inventé lors d’un workshop à l’ECAL/Ecole cantonale d’art de Lausanne – HES-SO, en novembre 2019. Pendant une semaine, explique la responsable du bachelor Media & Interaction Design, Pauline Saglio, il s’agissait d’«observer ses propres comportements avec les smartphones, d’analyser ses actions les plus absurdes, de les décrire comme dans un journal intime, puis de les résumer en une série de néologismes, formant un lexique qui permet de mieux cerner nos addictions et nos moyens de résistance face à celles-ci». Le designer hollandais Roel Wouters (Studio Moniker) menait ce travail, qui constitue l’un des volets du projet Fantastic Smartphones. Dans le cadre de ce dernier, la haute école explore les dérives de notre civilisation téléphonique, entre critique ironique et quête de solutions.

«Je regardais ses vieux posts sur Instagram et j’ai oupsliké», dira-t-on donc, en francisant vaguement le néologisme. Le préfixe «oups» signale un quota d’embarras, car le fait de remonter jusqu’à une publication ancienne sur les réseaux sociaux et de cliquer sur «j’aime» révèle un intérêt qui n’est peut-être pas partagé. Dans la même veine, on peut se retrouver à faire du spamliking: autre mot nouveau issu du workshop, qui désigne «le fait de liker tous les posts de quelqu’un pour se faire remarquer». Le téléphone apparaît dans les deux cas comme un facilitateur qui, à partir d’un besoin essentiel – celui d’un lien social – nous fait basculer dans le too much. Voici, en effet, un objet capable à la fois de capter nos désirs, de les amplifier, de déclencher compulsivement des actes visant à les satisfaire, de monétiser le processus au profit des entreprises connectées, et de nous convertir au passage en screenwalkers: encore un néologisme forgé à l’ECAL, désignant «une personne tellement absorbée par son téléphone qu’elle ne fait pas attention à son environnement».

HEMISPHERES N°23 Besoins essentiels, désirs superflus // www.revuehemispheres.ch
Le dispositif «LIA – Leave It Alone» est un boîtier dont le but est d’empêcher son propriétaire de consulter sans cesse son smartphone durant le travail. En raison de ses angles inclinés, impossible de retirer le téléphone. Seule une notification prioritaire déclenche un mécanisme qui permet d’attraper son appareil. | © PROJECT BY ECAL / BASTIEN CLASSENS, LÉONARD GUYOT, IMAGE BY ECAL / LISON CHRISTE

Redonner du physique au numérique

En cette même fin d’année 2019, un autre workshop, mené par le professeur de l’ECAL Alain Bellet, proposait de fabriquer des dispositifs visant à contrer les addictions qui accompagnent le développement des smartphones. Parmi les projets issus de ce laboratoire, on remarque par exemple TicTocLock: une coque évoquant une de ces boîtes à musique pour bébés où on tire sur une ficelle pour déclencher une mélodie. Ici, le même geste active une minuterie qui accorde au téléphone un temps d’utilisation limité avant de le verrouiller. Un autre dispositif, appelé LIA – Leave It Alone, invite à poser son appareil dans un boîtier dont les bords inclinés empêchent les doigts d’avoir prise et de le récupérer, sauf pour les contacts prioritaires, dont les appels et messages déclenchent une mécanique qui soulève le téléphone en permettant de l’attraper. Un cran plus loin dans la reconquête de la maîtrise sur cet objet, l’Anti-Stress Case est un étui à smartphone qu’on nous invite à tripoter avec un double effet: les sensations tactiles sont déstressantes, et les manipulations enregistrées par des capteurs reprogramment le téléphone pour qu’il réduise le nombre de notifications. En se calmant soi-même, on tranquillise également le smartphone, comme s’il était un être qu’on pouvait apaiser.

Le dénominateur commun entre ces dispositifs, note Pauline Saglio, est leur nature hybride. «Les pistes suggérées par ces projets sont basées sur une recontextualisation physique de notre consommation d’écrans, plutôt que sur une coupure brutale avec les usages du numérique. Suivre ces pistes signifie situer le smartphone un peu moins dans le 100% virtuel, un peu plus du côté «IRL» («In Real Life», «dans la vraie vie»). Cet entre-deux permet d’envisager une posture optimiste face à ces problématiques.» Réintroduire du physique dans le design qui entoure l’objet ramène le smartphone dans une réalité matérielle où chaque chose a des limites. À l’inverse, la dématérialisation apparente du numérique alimente le fantasme d’un univers où les utilisations possibles sont illimitées.

La conscience d’un appétit infini

Repositionner l’usage du téléphone en l’ancrant dans un cadre marqué par la finitude permet peut-être de mitiger le constat d’impasse évoqué dans la brochure qui accompagne le projet Fantastic Smartphones. On peut y lire qu’aujourd’hui, «aucun signe ne semble annoncer une diminution de notre appétit digital». En effet, commente Pauline Saglio, «les téléphones implémentent des applications qui nous permettent de mesurer notre temps d’écran, suscitant une prise de conscience croissante de nos excès. Mais pour l’instant, cela ne modifie pas notre consommation, car quand on est en ligne, on quitte en quelque sorte la réalité physique. Notre projet tente de nous ramener à cette réalité en nous faisant ressentir ces dérives.»

Ces dispositifs de détox face à nos addictions numériques sont open source: leur design est disponible en ligne et tout le monde peut les fabriquer avec une imprimante 3D. Avec une mise en garde, remarque Pauline Saglio: «Certaines solutions peuvent avoir un effet inverse par rapport au résultat escompté. Le fait de recevoir moins de notifications, par exemple, peut relancer la boucle de l’addiction, en renforçant l’impulsion d’aller voir votre téléphone pour vérifier que vous n’avez rien manqué…» On se trouve bien dans le registre de la mise en scène ironique et de l’incitation à la réflexion, pas dans l’illusion d’une panacée.

«La convergence de ces deux workshops sur des thématiques proches a évolué naturellement vers un projet plus important, qui prolonge le regard critique et le travail de sensibilisation qu’on fait de manière générale au sein de l’ECAL», reprend Pauline Saglio. L’enjeu est crucial pour une école de design, ajoute le responsable du Département communication visuelle, Vincent Jacquier: «Nous formons des jeunes au développement d’applications, de jeux, de dispositifs d’interaction sur des supports numériques. Nous ne pouvons pas les conduire à lancer des produits sur le marché sans se poser de questions. Il est indispensable d’aborder les problèmes éthiques, et notamment la responsabilité des designers face aux principes d’addiction, sciemment utilisés dans le domaine numérique.» À partir de là, le projet Fantastic Smartphones se déploie en une nouvelle série de propositions, visant à questionner, résume Pauline Saglio, «la manière dont l’usage de ces appareils tend à nous aliéner en nous poussant à des actions répétitives guidées par des applications».

J’ai le cœur et le sommeil qui trichent

Les projets de ce volet incarnent l’«automatisation des comportements», mais aussi des formes de résistance. Voici par exemple un triptyque appelé Biobots. Le désir auquel répondent ces trois machines est celui du monitorage physiologique de soi, qui nous conduit à contempler de façon narcissique le reflet de nos fonctions vitales dans les miroirs numériques. Le Podobot, le Cardiobot et le Sleepbot mesurent ainsi la cadence de nos pas, le rythme de notre coeur et la qualité de notre sommeil, à une nuance près: leurs enregistrements sont truqués pour simuler une santé impeccable et une parfaite hygiène de vie.

HEMISPHERES N°23 Besoins essentiels, désirs superflus // www.revuehemispheres.ch
HEMISPHERES N°23 Besoins essentiels, désirs superflus // www.revuehemispheres.ch

«Hacks de Google Maps» est une performance de l’artiste allemand Simon Weckert. En 2020, il a transporté 99 smartphones d’occasion dans une charrette à Berlin pour générer un embouteillage virtuel dans Google Maps. Il a ainsi hacké un algorithme et virtuellement transformé une rue verte (fluide) en rouge (saturée), cela non sans impact dans le monde physique car de nombreux conducteurs ont modifié leur itinéraire. | © SIMON WECKERT

Voici un autre appareil nommé Meanwhile. Marche à suivre: on place son téléphone dans un dispositif qui le garde emprisonné pour une durée allant aléatoirement de 30 secondes à 2 minutes. Pendant ce temps, la machine livre, imprimées sur un papier, des informations mettant en parallèle des actions qui auraient pu se dérouler dans cet intervalle à une échelle humaine (3 secondes dans lesquelles vous auriez pu lécher et coller un timbre-poste, par exemple) et des chiffres astronomiques issus de l’activité globale du numérique: dans ces mêmes 3 secondes, vous avez raté 18’000 tweets.

Mon téléphone va tout seul sur Tinder

Voici encore Automac: une machine qui travaille pour nous sur l’application de rencontres Tinder, passant en revue les partenaires que nous présente l’algorithme et exécutant à notre place le geste du swipe («balayage») vers la droite (j’aime) ou vers la gauche (je n’aime pas). Il suffit pour cela d’introduire des critères de sélection («par exemple: je ne veux voir que des profils d’hommes qui sourient», suggère au hasard Pauline Saglio) et le dispositif nous «matche» automatiquement avec un maximum de partenaires possibles en un minimum de temps. «Le projet parodie la manière dont le swipe tend à devenir un geste purement mécanique et à perdre son sens. Il met également en scène notre automarchandisation, la façon dont ces plateformes nous amènent à contribuer à leur essor en les alimentant, et en participant ainsi à la banalisation de la rencontre et de l’interaction humaine.»

Après la galerie de l’ECAL (elac à Renens), le Salon international du meuble de Milan et le festival Kikk des cultures numériques à Namur (Belgique), l’exposition des projets se poursuit de manière itinérante. La confrontation avec le public donne parfois lieu à des malentendus («un visiteur voulait utiliser Automac car il trouvait que c’était une super idée: pourquoi perdre du temps à regarder les profils sur Tinder alors qu’on peut automatiser le swipe?»), mais elle crée aussi un espace d’ouverture, conclut Pauline Saglio: «Plutôt qu’une radicalisation de la critique, qui crée un clivage insurmontable entre deux clans, le pari consiste à traiter le sujet de manière à ce que chaque personne puisse l’appréhender avec une certaine facilité, et même avec un peu de légèreté.»