Pour comprendre le phénomène de la vulnérabilité, il faut prendre en compte l’ensemble du cycle de vie des individus. On ne tombe dans la pauvreté ni par hasard ni du jour au lendemain.

TEXTE | Geneviève Ruiz
IMAGES | Pierre-Antoine Grisoni

615’000 personnes seraient touchées par la pauvreté en termes de revenu en Suisse, selon les derniers chiffres de l’Office fédéral de la statistique, publiés en avril 2018. Cela représente 7,5% de la population. Qu’est-ce que cela signifie réellement? «Ce pourcentage découle d’une norme politique, explique Jean-Pierre Tabin, professeur à la Haute école de travail social et de la santé | EESP | Lausanne – HES-SO et membre du pôle de recherche national LIVES ‹Surmonter la vulnérabilité: perspective du parcours de vie›. Selon cette définition, on parle de pauvreté lorsqu’une personne seule dispose de moins de 2’247 francs par mois.» La statistique internationale définit la pauvreté autrement: c’est percevoir un revenu de 60% inférieur au revenu médian. Selon cette dernière définition, 14,7% de la population suisse est pauvre. Jean-Pierre Tabin précise néanmoins que le facteur économique ne dit pas tout sur la situation effective d’une personne. Et un pourcentage statistique ne représente qu’une photographie instantanée qui ne permet ni de saisir l’évolution du parcours de vie, ni la durée d’une situation de pauvreté.

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Ces portraits, réalisés par le Lausannois Pierre-Antoine Grisoni, sont extraits du livre Richesse invisible, publié par l’Association des familles du Quart-Monde de l’Ouest -lausannois en 2010. Résultat de six années de reportages, cet ouvrage souhaite rendre hommage à des personnes fragilisées par la pauvreté. © Pierre-Antoine Grisoni

«Ces chiffres ne montrent pas non plus le nombre de personnes vivant avec juste 100 francs de plus que le seuil, ni le sentiment de vulnérabilité au sein de la population, ajoute Jean-Luc Heeb, ancien professeur à la Haute école de travail social de Fribourg – HETS-FR – HES-SO et également chercheur pour LIVES. Dans une étude que nous avons menée sur six années, de 2005 à 2010, sur environ 200’000 personnes à l’aide sociale, nous avons par exemple constaté que la majorité y demeurait de façon durable. Seulement 15% y avaient recours durant moins d’une année. Et pour 5% de notre échantillon, nous avons observé un va-et-vient continuel entre l’aide sociale et l’autonomie.»

Les femmes moins bien loties 
que les hommes

Quelles sont les différences entre les individus durablement pauvres, ceux qui s’en sortent et ceux qui se trouvent dans un mouvement de va-et-vient? Il s’agit d’une configuration de multiples facteurs liés à l’ensemble du cycle ou parcours de vie 1 des individus. Parmi eux se trouve le genre. Les femmes sont généralement moins bien loties que les hommes. Celles qui sont à la tête d’une famille monoparentale sont plus nombreuses à se trouver en situation de pauvreté durable. Former un couple stable permet souvent d’améliorer la situation économique en cumulant deux revenus. L’âge joue également un rôle: on est souvent plus pauvre étant jeune ou en fin de vie. Les étudiants se trouvent d’ailleurs souvent dans une situation de pauvreté temporaire, dont ils arrivent à se sortir lorsqu’ils trouvent un emploi à la fin de leurs études. L’état de santé, l’origine, le parcours scolaire, l’accès à l’emploi ou encore le type de ménage représentent autant de facteurs qui penchent dans la balance.

Pour Jean-Luc Heeb, de façon générale, «on n’entre pas dans la pauvreté du jour au lendemain. Il s’agit d’un processus durable et plus ou moins probable suivant les parcours de vie des individus.» De son côté, pour expliquer l’entrée de certaines personnes dans la pauvreté plutôt que d’autres, Jean-Pierre Tabin évoque «les capitaux sociaux, économiques et culturels transmis aux individus par leur milieu familial. Sans surprise, un jeune homme ou une jeune femme qui peut être soutenu par ses parents pour ses devoirs aura bien plus de chance d’obtenir de bons diplômes. Le système scolaire est un reproducteur d’inégalités sociales.» Et la démocratisation de l’accès aux études ne change pas grand-chose à la donne. Il en résulte que le diplôme ne garantit plus un accès à l’emploi, tout en restant un préalable indispensable. «En plus du diplôme, il faut parler des langues, maîtriser les nouvelles technologies et encore faire des stages non payés, souligne Jean-Luc Heeb. Autant d’éléments qui seront nécessaires au diplômé venant d’un milieu modeste pour contrebalancer l’inégale répartition des capitaux.»

Lors de la difficile transition entre la fin des études et l’emploi, les capitaux inégaux engendreront par exemple différentes expériences et différents parcours de vie pour les individus: alors que les uns profiteront du réseau de leurs parents pour trouver un stage, ou de leur soutien économique pour faire un séjour à l’étranger, les autres se retrouveront au chômage: «Les premiers se verront valorisés par la suite comme étant proactifs et entreprenants et les seconds donneront une image négative, commente Jean-Luc Heeb. Il s’agit parfois pour eux d’un véritable cercle vicieux qui entame leur auto-estime. Ceci d’autant plus si leurs parents ont tout misé sur eux.»

L’augmentation des transitions professionnelles

Ces inégalités sont d’autant plus problématiques si l’on prend en compte les évolutions récentes du monde du travail. Christian Maggiori, psychologue et professeur à la HETS-FR, est en train de mener dans le cadre de LIVES une étude sur un échantillon initial de 2’400 personnes sur une période de sept ans, afin de mieux comprendre les parcours professionnels. La recherche n’est pas encore terminée, mais certaines observations sont déjà possibles: si le modèle d’une carrière linéaire existe encore, il perd du terrain au profit de parcours plus chaotiques. Les individus changent plus fréquemment d’emploi, et pas toujours pour améliorer leur statut: les changements d’emploi se font parfois pour un poste similaire ou pour un poste moins bien payé. On sort plus fréquemment du marché de l’emploi, notamment lorsqu’on est confronté au chômage.

«L’augmentation des transitions professionnelles engendre une vulnérabilité accrue des travailleurs, explique Christian Maggiori. Mais elle exacerbe aussi leur sentiment de stress et d’insécurité.» Avec pour conséquence une baisse de la qualité de vie: en plus de son travail, un employé doit veiller à rester employable, ce qui signifie faire des formations continues ou constamment être à la recherche d’un autre emploi. «Ce sentiment d’insécurité, favorisé entre autres par l’augmentation du travail temporaire et des contrats à durée déterminée, ne permet plus au travailleur d’avoir la stabilité nécessaire pour se projeter dans l’avenir, afin de planifier des vacances, l’achat d’une maison ou la création d’une famille, observe Christian Maggiori. Cette situation se trouve en lien direct avec l’augmentation de l’épuisement professionnel et des détresses que nous constatons dans la société.»

Un déséquilibre entre les ressources 
et les exigences

Le problème principal, pour le chercheur, réside dans le déséquilibre de la balance entre ressources et exigences vis-à-vis du travailleur: «On exige de plus en plus et on donne de moins en moins de moyens pour parvenir au but. Certains employés sont même responsables de l’acquisition des fonds nécessaires à leurs salaires…» Le corollaire de cette évolution réside dans la responsabilisation du travailleur de sa propre trajectoire professionnelle. «Avant, gravir les échelons relevait de la responsabilité de l’entreprise, souligne Christian Maggiori. Maintenant, chaque individu est considéré comme responsable de sa carrière, alors qu’il ne maîtrise de loin pas tout.»

La majorité des milieux professionnels, tous niveaux confondus, sont confrontés à ce genre d’évolutions. Si elles sont problématiques, il faut voir que tous les individus ne sont pas outillés de la même façon pour y faire face. «Il y a les aspects concrets comme le type de diplômes ou d’expérience, mais aussi des aspects psychosociaux comme l’estime de soi, la capacité à apprendre continuellement, mais aussi l’énergie et le temps disponible.» Dans ces nouveaux contextes, sans surprise, les femmes et les personnes à faibles capitaux socio-économiques sont fortement désavantagées. «Comment faire pour s’occuper d’une famille et travailler à temps partiel – le modèle le plus courant pour les femmes suisses actuellement –, suivre des formations continues et chercher un emploi, se questionne Christian Maggiori. Cette situation génère de fortes inégalités.»

Actuellement, l’emploi représente de moins en moins un facteur d’éloignement de la pauvreté, de par son instabilité et parce qu’environ 30% des pauvres ont un emploi en Suisse. Ce contexte n’augure rien de bon pour Jean-Luc Heeb: «Derrière cette pression sur les salaires et cette augmentation des exigences il y a ni plus ni moins que la question centrale de l’accès inégal aux ressources. Depuis les années 1990, les écarts salariaux dans les grandes entreprises se sont fortement modifiés. Alors que la tête des entreprises était en moyenne 40 fois mieux payée que les salariés les moins dotés, ce rapport a évolué à 1 contre 160 aujourd’hui. On essaie ensuite de prôner l’idéologie de la responsabilité des individus face à leur parcours, ainsi que de la résilience. ‹On perd son emploi, on se forme, on se bat et on retrouve une situation›: voilà les parcours qui sont donnés en exemple. Mais dans la réalité, les individus ne sont pas tous capables d’être résilients et ne possèdent pas tous les mêmes moyens pour l’être.»

1 Le paradigme de parcours de vie correspond à un champ d’étude multidisciplinaire s’intéressant aux biographies des individus sur le long terme. Cette approche empirique prend en compte le contexte socio-économique, ainsi que des paramètres sociologiques, psychologiques ou historiques. En anglais, cette perspective se nomme «Life course studies», alors que les chercheurs français utilisent le terme «Analyse du cycle de vie». En Suisse, on privilégie l’appellation «parcours de vie».


«Le rapport entre âge biologique et âge social est complexe»

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© Hervé Annen

La sociologue Anne Perriard s’intéresse à déconstruire la notion d’âge. Dans le cadre de sa thèse réalisée à la Haute école de travail social et de la santé | EESP | Lausanne-HES-SO, elle a tenté de comprendre ce que signifient les représentations liées aux catégories d’âge, notamment lorsqu’elles sont utilisées dans le cadre de politiques sociales.

Vous dites que l’âge est construit socialement. Pourquoi?

L’âge est certes une donnée chronologique. Mais le rapport entre âge chronologique et âge social est complexe. C’est la société qui attribue différents statuts à différents âges. Les catégorisations en âges sociaux servent souvent à dissimuler les inégalités et les classes sociales. Pourquoi un «jeune» ou un «retraité» devraient-ils gagner moins qu’un «adulte»?

Les normes préconisent qu’il existe un âge pour se former, pour travailler, pour se reposer. Ces représentations structurent les parcours de vie, organisent la main-d’œuvre et distribuent les prestations de l’État. Elles ne sont pas les mêmes pour les hommes et les femmes. Ces dernières voient en effet leur âge très lié à leur statut de maternité et sont systématiquement considérées comme plus «vieilles» que les hommes au même âge biologique.

Nos vies sont donc structurées par des âges légaux ou liés aux normes sociales…

Les âges définis par le droit sont par exemple celui de la majorité ou du passage à la retraite. Quant aux normes sociales, elles dictent également puissamment les comportements: à quel âge on se marie, à quel âge on peut avoir des enfants (pour une femme ou pour un homme), à quel âge on est «jeune», «adulte» ou «vieux»… Car derrière ces termes communément admis et utilisés, notamment par les politiques, se cachent toute une série de représentations sociales. Le jeune est d’abord vu comme masculin et il s’agit en général du jeune qui pose problème: donc plutôt pauvre et inactif. Étant donné que la période 18-25 ans en Suisse est conçue comme une période de formation, il est perçu comme légitime que l’État octroie des aides à la formation durant ce temps. Après 25 ans, «l’adulte» doit être en emploi. Là aussi, il s’agit avant tout d’un personnage mas­­culin, qui a du pouvoir et de l’argent. Quant au «vieux» il peut l’être dès 50 ans. Mais cela dépendra beaucoup de son statut professionnel. Si un ouvrier peut être considéré en fin de vie professionnelle dès cet âge, un professeur d’université ne sera pas encore «vieux» à 60 ans.

Est-ce que dans notre société individualiste, les étapes qui structurent le cycle de vie sont moins marquées qu’auparavant?

Les recherches ont montré que les parcours de vie se sont plutôt chronologisés, c’est-à-dire que des liens se sont institués entre âge chronologique et étapes. Avant le XIXe, la date de naissance n’était pas toujours connue. Et les limites entre l’enfance, l’adolescence et l’âge adulte construites différemment. L’âge était une donnée moins structurante qu’actuellement. Aujourd’hui, si les parcours de vie sont interprétés individuellement, leurs étapes demeurent fortement normalisées et ils sont assez standardisés.

L’âge a donc pris de l’importance en même temps que les politiques sociales…

Oui, la construction sociale de l’âge et l’institutionnalisation des politiques sociales représentent deux mouvements parallèles qui se sont renforcés au XXe siècle. Les politiques sociales sont basées sur des normes de parcours de vie. L’État octroie des prestations financières pour se former jusqu’à 25 ans et pour se retirer de l’emploi dès 64 ou 65 ans. Entre-deux, les prestations financières sont principalement dédiées aux familles, les adultes étant tenus de subvenir à leurs besoins par l’emploi. Mais évidemment, dans la réalité, tout le monde ne réussit pas à acquérir les attributs qui font de l’individu un adulte social à 25 ans, soit l’auto-suffisance financière ou le logement. Cela pose problème, car ces personnes n’obtiennent alors pas de prestations spécifiques de l’État, par exemple pour se former en dehors de l’âge perçu comme normal pour le faire.