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Des microbes pour transformer les eaux usées en électricité

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Avec les piles microbiennes, les bactéries pourraient convertir les stations d’épuration en centrales électriques. A Sion, des ingénieurs travaillent sur le projet le plus abouti à ce jour, entre biologie et sciences de l’ingénierie.

TEXTE | Lionel Pousaz

Les eaux usées ne charrient pas seulement des souillures. Elles contiennent de l’énergie – beaucoup d’énergie, sept ou huit fois plus qu’il n’en faut pour les expurger. Suffisamment pour transformer nos stations d’épuration, qui consomment jusqu’à 2% du courant global, en petites centrales électriques. Pour exploiter cette manne, on peut compter sur l’aide des bactéries bioélectriques: d’étonnants microorganismes capables de produire des ampères avec nos immondices. Chercheur à la HES-SO Valais-Wallis – Haute école d’Ingénierie – HEI, Fabian Fischer exploite leur potentiel dans une pile à combustible microbienne de sa conception, intégrée à la station de Châteauneuf, à Sion.

Composé de 64 piles en séries, ce prototype de 14 mètres est le plus long du monde. Une petite fraction des eaux usées de la station transitent par ses entrailles, où elles nourrissent d’innombrables espèces de microbes – dont des bactéries bioélectriques. Pour l’heure, les scientifiques travaillent à optimiser le rendement de leur pile. «Elle convertit en électricité environ 12% de l’énergie contenue dans les eaux usées, explique Fabian Fischer. Une fois mature, cette technologie pourrait atteindre les 50%.»

Une telle performance permettrait de convertir les stations d’épuration en centrales électriques. Avec un bassin de population d’environ 100’000 personnes, les bactéries pourraient produire chaque année un surplus d’électricité équivalent à la consommation de 300 foyers. «Pour les communes, les stations engendreraient des profits, plutôt que des coûts», estime Fabian Fischer.

L’idée de la pile microbienne n’est pas nouvelle. En 1911 déjà, un chercheur anglais du nom de Michael Potter exploitait le métabolisme de la levure de bière pour produire de l’électricité. Ses travaux sont passés largement inaperçus, bien que d’autres essais aient eu lieu sporadiquement.

Une bactérie qui respire les métaux

Des microbes pour transformer les eaux usées en électricité - Fabian Fischer // www.revuehemispheres.com
Une pile microbienne pourrait convertir en électricité jusqu’à 50% de l’énergie contenue dans les eaux usées, explique le chercheur Fabian Fischer.
© François Wavre – Lundi 13

Le sujet rebondit d’une manière plutôt inattendue dans les années 1980. Le chercheur américain Kenneth Nealson se penche sur l’énigme du lac Oneida, dans l’état de New York. Chaque printemps, la fonte des neiges apporte sur le plan d’eau une importante quantité de manganèse, arrachée aux flancs des montagnes environnantes. Il se transforme en oxyde de manganèse, qui se dépose petit à petit sur le fond vaseux du lac… où il disparaît presque entièrement. Géobiologiste, Kenneth Nealson soupçonne l’action d’un microorganisme. Après plusieurs années de recherche, il identifie le responsable et le baptise Shewanella oneidensis. La découverte va remettre en question certains grands principes des sciences de la vie: cette curieuse bactérie «respire» les oxydes métalliques.

En règle générale, on peut décrire la mécanique de base du vivant comme un cycle d’électrons: les organismes trouvent une source d’électrons dans les sucres, et un moyen de les éliminer avec l’oxygène. Shewanella oneidensis procède différemment. Avec ses filaments, elle s’arrime aux oxydes métalliques auxquels elle transmet directement ses électrons. En quelque sorte, elle respire ce solide de la même manière que nous respirons l’oxygène: en lui transmettant une charge électrique négative. Par la suite, les biologistes découvriront d’autres microorganismes au fonctionnement analogue. En fait, les bactéries bioélectriques sont présentes un peu partout, même si elles marquent une nette préférence pour les environnements pauvres en oxygène.

Des microorganismes largement répandus, qui produisent directement du courant électrique: cette découverte relance l’idée de la pile microbienne, notamment pour les stations d’épuration. Sur le papier, l’idée est simple. La pile filtre les eaux usées en exploitant diverses espèces de microbes, dont des bactéries bioélectriques. Pour respirer, celles-ci s’arriment naturellement à un élément en oxyde métallique et lui transmettent leurs électrons. La charge négative de l’oxyde métallique suit un circuit en direction d’un second compartiment chargé positivement: un courant électrique est formé.

Un défi de biologiste…

Dans la réalité, les choses sont un peu plus compliquées, tout d’abord d’un point de vue biologique. à Sion, la pile de Fabian Fischer héberge de nombreuses espèces de microbes. Elles jouent toutes un rôle dans la complexe chaîne alimentaire de digestion des eaux usées. Pour optimiser le rendement, les piles microbiennes doivent offrir le meilleur environnement possible à leur écosystème microbien. Les bactéries bioélectriques doivent prospérer – par exemple Geobacter, le microorganisme bioélectrique le plus courant dans la pile sédunoise, qui meurt en présence d’oxygène. Mais il faut aussi prendre soin de tous les microbes qui jouent un rôle dans le processus de digestion des eaux usées.

«Nous sommes loin d’avoir une vue d’ensemble, témoigne Fabian Fischer. Nous menons des analyses génétiques afin d’identifier les espèces présentes, de savoir quelle bactérie digère directement les déchets, quelle autre digère les métabolites de la précédente, et ainsi de suite jusqu’aux bactéries bioélectriques. Dans les trois stations que j’ai analysées, l’écosystème présentait des différences.»

… et une prouesse d’ingénieur

Côté ingénierie, la pile microbienne demande également d’importantes recherches. «Notre prototype n’est pas seulement un des plus grands dans son genre, il est également le plus complet», estime Fabian Fischer. Des capteurs mesurent en temps réel la bonne santé des bactéries. Si les microorganismes se portent moins bien dans une seule des 64 piles montées en série, l’efficience globale chute dramatiquement. «Les ampères s’alignent sur la batterie la plus faible, comme lorsque vous utilisez une pile usée et une autre neuve dans une lampe de poche, explique Fabian Fischer. Vous épuisez encore plus les bactéries bioélectriques et la situation empire.»

Pour éviter d’entrer dans ce cercle vicieux, le système déconnecte automatiquement les piles faibles. En attendant que le film bactérien se reconstitue, des batteries au lithium prennent le relais. Les ingénieurs travaillent également à la mise au point de circuits électroniques spécialisés dans la très basse tension – les chercheurs ont fixé le seuil minimal à 25 millivolts seulement. «Ce sont des technologies analogues à celles que l’on trouve dans les smartphones, mais elles ne sont ni simples ni bon marché à développer.»

Fonctionnelle, la pile microbienne sédunoise est encore un prototype de laboratoire. Transparente pour permettre les observations, composée de matériaux coûteux, elle est conçue pour que les chercheurs puissent comprendre et optimiser la technologie. La future génération devra filtrer la totalité des eaux usées d’une station et atteindre des rendements de quatre à cinq fois supérieurs. «Tout cela avec une construction garantie sur trente ans et pour des coûts largement inférieurs, précise le chercheur. Nous pouvons y parvenir, ce n’est qu’une question de temps.»