Une recherche en cours tente de cerner le vécu des femmes enceintes vis-à-vis des injonctions alimentaires provenant de leur proches ou des soignant·es. Les premiers résultats indiquent que les informations communiquées manquent de clarté.
TEXTE | Stéphany Gardier
Qu’il s’agisse de recommandations de santé publique transmises par les soignant·es, de conseils (pas toujours sollicités…) venus d’ami·es ou de la famille ou encore d’informations glanées sur les réseaux sociaux, c’est une pluie d’injonctions qui s’abat sur les futures mères à l’annonce de leur grossesse. Entre les regards culpabilisants des uns et les « Mais vas-y, fais-toi plaisir » des autres, difficile de manger en paix lors des repas de famille, entre collègues ou au restaurant.
Alors que plus de 150 millions de femmes sont enceintes chaque année dans le monde, dont plus de 80’000 en Suisse, peu de recherches se sont intéressées au ressenti des futures mères face à cette déferlante d’informations parfois contradictoires. Une équipe menée par Raphaël Hammer, sociologue et professeur à la Haute École de Santé Vaud (HESAV) – HES-SO, conduit actuellement une étude exploratoire intitulée Représentations profanes et pratiques professionnelles autour du sain et du malsain alimentaires durant la grossesse basée sur des entretiens individuels avec une vingtaine de femmes enceintes, mais aussi des focus groupes de sages-femmes et de diététicien·nes. L’objectif consiste à mieux comprendre l’expérience de chacune et à esquisser des options permettant d’améliorer la transmission des recommandations nutritionnelles.
Les femmes globalement peu satisfaites des conseils dispensés
L’étude présente la particularité de s’intéresser à des femmes sans problème de santé ni prise de poids trop importante durant la grossesse, une population habituellement peu étudiée. « L’intérêt de ces femmes pour les informations sur l’alimentation durant la grossesse est variable. Mais une chose est sûre : elles se sentent toutes concernées. Aucune n’a dit ‹Les recommandations, je m’en fiche› », décrit Isabelle Carrard, psychologue, professeure du Bachelor en Nutrition et diététique à la Haute école de santé de Genève (HEdS-Genève) – HES-SO et corequérante du projet. La littérature disponible tend à montrer que les femmes enceintes sont globalement peu satisfaites des conseils et informations qui leur sont dispensés sur l’alimentation. « Je ne me souviens pas avoir reçu beaucoup d’informations sur ce que je devais manger ou non pour aucune de mes deux grossesses, à l’exception des risques concernant la toxoplasmose. Mais c’est peut-être parce que j’étais suivie par un gynécologue plutôt ‹vieille école› », constate Séverine, jeune quadragénaire mère de deux enfants qui vit dans le canton de Vaud.
Si les informations ont peu d’impact, c’est aussi parce qu’elles sont souvent transmises de manière trop rapide ou sans fournir de support imprimé. « Pour bien intégrer toutes ces données, nous constatons que les femmes ont besoin d’une articulation entre les messages de santé publique et leur réalité personnelle. Mais cela demanderait un temps que la durée habituelle des consultations ne permet pas toujours, regrette Marielle Schmied, sage-femme, maître d’enseignement à HESAV et corequérante du projet. C’est très dépendant des professionnel·les de santé et de la manière dont les femmes sont suivies. En tant que sage-femme, il nous est plus facile de les accompagner sur ces enjeux dans le cadre d’un suivi global. »
Des messages de santé publique qui n’atteignent pas leur but
Les résultats sont encore en cours d’analyse et ils ne devraient pas être publiés avant quelques mois. Mais l’équipe de recherche a déjà pu observer quelques tendances lors des entretiens. « Nous avons notamment constaté que les participantes avaient toutes réaménagé à leur manière les recommandations reçues. Chaque femme enceinte est une personne singulière avec des connaissances, des contraintes et des ressources qui lui sont propres. Il semble crucial que les habitudes de chacune soient prises en compte afin de permettre de contextualiser des recommandations qui restent globales », souligne Raphaël Hammer. Les messages de santé publique sont en effet pensés pour s’adresser à la population en général. Mais c’est aussi une des raisons de leur manque d’efficacité : à vouloir viser trop large, on finit par ne plus toucher grand monde. Et dans de nombreux domaines, les expert·es appellent aujourd’hui à des messages de prévention « ciblés » pour améliorer leur efficacité.
Les femmes se plaignent aussi du fait que les recommandations données ne sont pas toujours cohérentes, ce qui complique encore leur application. « Il s’agit d’un problème, en effet. Les recommandations ne sont pas de type noir/blanc, il y a donc de l’espace pour l’interprétation, ce qui peut nourrir une certaine confusion quand elles diffèrent d’un professionnel·le à l’autre », relève Raphaël Hammer. Lors des focus groupes menés par les chercheur·euses, les sages-femmes ont signalé qu’elles ne se sentaient pas toujours « bien armées » face aux demandes des femmes enceintes. « C’était intéressant de constater qu’il existe de la part de mes collègues un intérêt pour le sujet et une volonté d’en apprendre plus, notamment sur les attentes qu’ont les femmes de se sentir mieux accompagnées », pointe Marielle Schmied, qui suggère qu’il serait peut-être pertinent qu’il y ait« des partenariats avec des dietéticien·nes plus tôt et plus largement ». Il s’avère en effet surprenant de constater que, bien que les recommandations alimentaires concernent toutes les femmes enceintes, seules celles qui présentent un problème de santé (diabète, surpoids, obésité…) se voient proposer un suivi nutritionnel. Le développement de collaborations interprofessionnelles plus étendues paraît d’autant plus important que, comme le souligne Isabelle Carrard, « les diététicien·nes sont formés à la prise en charge durant cette période de vie particulière. Chaque femme enceinte pourrait ainsi en bénéficier pour adapter son alimentation au mieux. » Une dimension qui sera étudiée si cette recherche exploratoire ouvre la porte à un projet de plus longue durée, comme l’espère l’équipe de recherche.
Les conseils familiaux peu considérés
Des entretiens menés avec 26 femmes qui venaient de mettre au monde leur enfant montrent que la famille représente une source importante de « conseils » en matière d’alimentation pour les femmes enceintes. Mais la plupart d’entre elles préfèrent ne pas les suivre ! C’est ce qu’a révélé la thèse de doctorat d’Amandine Sosson, soutenue en 2021 à la Faculté de médecine de l’Université Côte d’Azur à Nice et intitulée Informations sur l’alimentation en cours de grossesse : quelles sources utilisent les femmes enceintes ? « Vous avez toujours celui à Noël qui vous dit ‹Buvez un verre›, puis celle qui dit ‹Mais c’est bon, tu peux manger le saumon, le foie gras› », illustre une des participantes. Et le point de vue des mères n’a guère plus de poids que les autres. En grande partie parce que le régime alimentaire a évolué et que les restrictions alimentaires étaient bien moins nombreuses pour les générations précédentes. Une participante confie avoir entendu ce type de réflexions de la part des personnes plus âgées de son entourage : « De notre temps, on pouvait manger de la viande saignante, des œufs crus et on n’avait rien. » La médecin souligne que si les futures mamans préfèrent ne pas contre dire frontalement leurs aînées, « elles n’y prêtent pas attention, considérant ces informations comme peu fiables ».