À l’ère de l’intelligence artificielle, des faits alternatifs et de la reproduction généralisée, une recherche-création sonde la primauté de la pièce unique dans les cultures occidentales. Au moyen de diverses expériences, récits et expositions, elle explore des voies pour s’en émanciper.
TEXTE | Marco Danesi
Zone grise de l’original : une aurade mystère se dégage du titre de cette recherche-création, dont le sous-titre entre parenthèses renforce ce sentiment : « (des bifaces aux NFT) ». Pierre Leguillon, directeur de ce projet et chargé de cours àla Haute école d’art et de design – Genève (HEAD – Genève) – HES-SO, explore depuis des années les univers des erreurs, en ambassadeur de ce qui est réversible, mobile, bref instable, et qui questionne nos perceptions et nos conceptions de l’art ainsi queles pratiques des institutions culturelles.
Zone grise de l’original se situe dans cette veine : entre octobre 2023 et juin 2024, la recherche a proposé un riche programme de contributions dans différents lieux à Genève. Des créateur·trices, des scientifiques, des conservateur·trices se sont emparés d’œuvres ou d’artefacts « dont la particularité est dene pas pouvoir être montrés au public car, explique l’artiste, on ne peut pas en authentifier l’origine. On ne sait dire s’il s’agit de l’original ou de la copie. Parfois, la dégradation matérielle les rend méconnaissables. » En un mot, des objets dépourvus d’une identité certifiée et certifiable. La recherche-création s’aventurant dans des territoires aussi marécageux n’avait pas pour objectif des réponses péremptoires. « L’ensembledes contributions – expositions, conférences, ateliers, etc. – constitue plutôt une constellation de formes spécifiques de restitutiondes sujets traités. Des formes destinéesà alimenter l’imaginaire issu de la notion d’originalité, dans des contextes historiqueset culturels situés », précise son instigateur.

Contestation de l’emprise de l’original
Zone grise de l’original s’inscrit historiquement dans les courants contestant l’emprise de l’original, liés de près à la figure du créateur/auteur émergé à la Renaissance. Cela va du ready-made(présentation d’objets manufacturés du quotidien comme des oeuvres d’art, ndlr) de Marcel Duchamp (1887-1968) au triomphe contemporain du numérique, en passant par l’essor des techniques de reproduction de plus en plus performantes (impression, photographie, cinéma, etc.).
Au fil du XXe siècle et jusqu’à nos jours, la frontière entre original et copie est devenue de plus en plus poreuse, fluide, sinon insaisissable. Les travaux de la star du pop art Andy Warhol (1928-1987) illustrent à merveille la profusion du multiple. Tout comme les « œuvres à protocole » renoncent délibérément à produire des œuvres uniques pour formuler les règles servant à récréer à loisir des spécimens. Autrement dit, d’un côté, le marché de l’art et les institutions culturelles valorisent aujourd’hui encore l’unicité face à la pluralité des copies. De l’autre, on n’a pas cessé, un siècle durant, d’interroger, sinon de pourfendre, ce principe. Surtout en regard d’autres traditions, d’autres pratiques sociales, d’autres philosophies, voire d’autres cadres légaux.
Se décentrer géographiquement
Pierre Leguillon insiste beaucoup sur la nécessité de confronter la conception occidentale de l’originalité avec des cultures (Chine, Japon, Corée, notamment) ou des périodes historiques (le Paléolithique, pour n’en citer qu’une) privilégiant la copie, voire le geste artisanal, où « celui qui aspire par la répétition à la perfection de la forme s’émancipe de l’ego de l’auteur ». Il va de soi que cette nécessité se situe au cœur de la recherche. « Se décentrer tant géographiquement que chronologiquement permet de déconstruire l’universalité forcée du culte de l’original, ainsi que les diktats du copyright et du droit d’auteur qui vont avec, explique Pierre Leguillon. Indiscutables au premier abord, ces dispositifs protégeant les œuvres ont déjà été combattus par les partisans du copyleft. »
A partir de ce postulat, on entre de plain-pied dans la « zone grise de l’original ». Et c’est ce que les participant·es au programme de recherche ont fait. Voir double de l’artiste et historien de l’art Mathias C. Pfund (16 octobre 2023, Mamco, Genève) a ressuscité une fresque du peintre italien Gabriele di Matteo, Voyage sur la terre, réalisée en 2003 sur les murs du musée. Parce qu’elle avait été commandée dans le cadre d’une exposition de groupe, l’œuvre n’a pas été inscrite dans l’inventaire de l’institution. De ce fait, elle a été cachée au public à partir de 2016 derrière une planche en bois blanc. Mathias C. Pfund a sorti virtuellement l’œuvre des limbes en réalisant un t-shirt reproduisant la fresque. Vêtement qui a été exposé ensuite dans la librairie La Dispersion, dans le même bâtiment que le Mamco. L’exposition Tomorrow never dies. Hyperréalités du Laocoon, commissionnée par Francesca Zappia au printemps 2024 à l’Université de Genève, a de son côté cherché à confronter les innombrables répliques et variations produites au fil du temps du Laocoon, sculpture dont la copie romaine d’un original grec perdu se trouve aux Musées du Vatican à Rome. à force de reproductions et de réinterprétations, le Laocoon est devenu un hybride qui remet en cause la réalité de ce que l’on appelle un original.
Ce que racontent ces exemples tirés de la recherche, c’est que la copie n’est pas toujours le parent pauvre de l’original. Au contraire, leurs destins seraient étroitement liés. Ensemble, l’un et l’autre constituent une figure à deux faces aussi énigmatique que stimulante. Finalement, avec l’essor des nouvelles technologies numériques, de l’IA à la blockchain, les zones grises de l’original libèrent des possibilités inouïes de création.