«Ma Voix en image» est une méthode de recherche-action qui permet aux mineurs de s’exprimer sur les problématiques sociales qui les concernent. Pour ce faire, ils imaginent une mise en scène symbolique de leur ressenti.

TEXTE | Muriel Sudano

Comment faire émerger la parole de jeunes sans les placer dans une posture asymétrique, adulte-enfant, comme c’est le cas lors d’entretiens individuels? C’était l’interrogation de la travailleuse sociale Sylvia Garcia Delahaye, alors qu’elle avait été mandatée pour explorer les possibilités et limites de la participation de mineures et de mineurs au bénéfice de mesures de protection dans leurs relations avec les actrices et acteurs des services sociaux vaudois. Dans le cadre d’une recherche menée en 2017-2018, elle a créé une méthodologie nouvelle, éprouvée depuis dans le cadre d’autres travaux, notamment auprès des requérantes et requérants mineurs non accompagnés.

C’est en visitant une exposition de photographies que Sylvia Garcia Delahaye, professeure assistante à la Haute école de travail social de Genève – HETS-GE – HES-SO, a eu le déclic. Elle contacte alors la photographe Valérie Frossard, avec qui elle avait déjà travaillé dans le cadre de projets d’animation socioculturelle auprès de populations jeunes. Ensemble, elles mettent en place des ateliers photos et élaborent la méthode «Ma Voix en image». Cet outil de recherche libère la parole des jeunes. Il renforce leurs potentialités d’action et de participation, en lien notamment avec les politiques publiques les concernant.

HEMISPHERES N°22 – Un monde en images et représentations // www.revuehemispheres.ch
Alors que les masques du projet «Ma Voix en image» soutiennent l’expression des jeunes mineurs non accompagnés, c’est tout le contraire des masques montrés dans le projet Latin Cartoons du photographe chilien Tomás Fernandez. Derrière les figures de Mickey ou de Winnie l’ourson, il a précisément voulu révéler l’existence de ceux qu’il appelle les «Latinos anonymes», soit des immigrantes et immigrants sans visage ni nom, qui tentent de gagner leur vie en se faisant passer pour des personnages de la culture pop à la Puerta del Sol, au centre de Madrid. En échange d’une pièce de monnaie, il se font prendre en photo. Ils deviennent ainsi à la fois des témoins et des participants de la mémoire d’inconnus, avec qui ils créent de brefs liens basés sur cette imagination qui ramène aux rêves d’enfance collectifs. | © TOMÁS FERNANDEZ

Une mise en scène pour se raconter en image

Concrètement, ces ateliers débutent par une question: comment te sens-tu écouté, entendu et compris par les professionnel·les qui t’entourent? La réponse n’est pas orale, mais commence par la création d’un masque en carton qui illustre le sentiment intime destiné à cette personne, symbolisée par un autre masque. Les jeunes sont ensuite invités à imaginer une mise en scène de leur vécu et à photographier deux camarades masqués, guidés pour prendre une pose représentative. S’ensuit une discussion en groupe, où les participantes et les participants sont invités à commenter les photos et à dire ce qu’ils en comprennent: au besoin, le créateur de l’image complète. «Les pairs mettent des mots sur le ressenti du réalisateur de l’image, commente Sylvia Garcia Delahaye. Il s’agit d’une première reconnaissance de son expérience et de ses sentiments.»

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«Ma Voix en image» est une méthode qui libère la parole des jeunes, notamment à travers la création d’un masque en carton. Celui-ci illustre le sentiment intime destiné à une personne. | © DENIS HUC

La chercheure poursuit: «Avec la photographe, nous étions conscientes de la popularité de l’image auprès des jeunes. L’habileté de cette génération à se mettre en scène pouvait constituer un piège. Ça n’a pas été le cas. En réalité, l’exercice n’a pas été facile pour eux: la question posée relevait du témoignage et certains se demandaient s’ils pouvaient vraiment tout dire. En même temps, les enfants avaient une réelle envie de s’exprimer, ainsi qu’un besoin que l’on note leurs propos sans les transformer.» Si certaines photos illustrent une relation positive avec l’institution soutenante ainsi qu’un sentiment d’écoute, d’autres témoignent de ressentis plus nuancés, difficiles, parfois violents. Sylvia Garcia Delahaye se souvient du masque d’un des plus jeunes participants qui avait dessiné dans les cheveux ce dont il se souvenait de son parcours depuis son placement hors du cadre familial. Dans ses propos, l’enfant mettait en avant ses difficultés à comprendre ce qui se passait ou s’était passé.

Selon Sylvia Garcia Delahaye, l’incompréhension et le besoin d’explications ressortent fréquemment dans le discours des enfants et des jeunes bénéficiant de mesures de protection. Pour elle, «les assistant·es sociaux se focalisent sur la protection des mineurs et ne prennent pas toujours suffisamment le temps d’expliquer en quoi leur décision est conforme à l’intérêt de l’enfant. Une plus grande écoute et un meilleur feedback sont indispensables. Protection et participation sont indissociables.»

La participation au coeur de la méthode

La participation se situe précisément au coeur de la méthode développée par la travailleuse sociale: les enfants sont les maîtres du jeu, ils prennent les photos, mettent des mots sur leur problématique et formulent des solutions possibles. Par exemple, ils ont souhaité pouvoir s’adresser directement à la direction des établissements sociaux par le biais d’un conseil des jeunes. «Très vite, les participants ont exprimé le besoin que leur voix soit non seulement reconnue et entendue, raconte Sylvia Garcia Delahaye. Mais aussi qu’elle soit portée plus loin. Ils ont manifesté le souhait de suivre la démarche de recherche jusqu’au bout. Nous avons donc travaillé ensemble afin que, dans le cadre de prises de parole publiques, ils puissent délivrer un message affirmant leur place et position d’acteurs au sein des institutions de protection et d’accueil. C’était incroyable de voir qu’il leur était impossible de le faire sans prendre appui sur les images, qui laissent une trace indélébile, qu’on ne peut pas déformer.»

Ultime consécration: les enfants et les jeunes des ateliers «Ma Voix en image» ont été invités à s’exprimer lors d’une conférence organisée par les Nations Unies au Palais Wilson de Genève, à l’occasion du 30e anniversaire de la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE) en 2019. Pour Sylvia Garcia Delahaye, si la CIDE donne des droits participatifs aux enfants et aux jeunes, des efforts doivent encore être faits pour passer d’un droit normatif à un droit appliqué. La chercheure espère que sa méthode – qui se déploie actuellement dans le cadre d’un nouveau projet financé par le Fonds national suisse s’intéressant à la pauvreté infantile en Suisse – encouragera le développement d’autres outils participatifs, faisant appel, ou non, à l’image.


Trois questions à Olivia Lempen

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Olivia Lempen | © FRANÇOIS WAVRE, LUNDI13

Professeure associée à la Haute école de travail social et de la santé Lausanne – HETSL – HES-SO et responsable d’un DAS en art-thérapie, Olivia Lempen explique comment on peut transformer ses ressentis grâce à la création.

Quel rôle les images jouent-elles dans un processus d’art-thérapie?
L’avantage de la médiation artistique, c’est qu’elle passe par le corps, que l’on peigne, colle ou sculpte. Cela permet à ce qui n’est pas accessible à une explication par la voie du langage verbal de s’exprimer. Dans le cadre d’une thérapie par la parole, la personne qui consulte n’a pas toujours les mots pour dire ce qu’elle vit. Ce sont des expériences affectives parfois tellement fortes qu’elles sont restées à l’état d’impensé, impossible à verbaliser. L’image créée porte les affects de la personne pour lui permettre de leur donner forme.

En ce sens, la méthode de recherche de Sylvia Garcia Delahaye peut-elle s’apparenter à de l’art-thérapie?
Il existe un socle commun. Toutefois, l’une des spécificités de l’accompagnement en art-thérapie est ce que l’on appelle le détour, ou le décentrement, une notion théorisée par Jean-Pierre Klein, auteur clé du champ de l’art-thérapie. Les art-thérapeutes n’utilisent pas les images au service de la pensée pour représenter une problématique précise – comme cela semble être le cas dans les ateliers «Ma Voix en image» ou encore comme un psychothérapeute inviterait un enfant à dessiner son vécu –, mais ils invitent les participantes et les participants à entrer en contact avec des matériaux pour créer des images et des formes à partir de ressentis qui se voient transformés dans et grâce à la création.

Quels résultats obtient-on?
L’idée consiste à observer ce qui se passe pendant que la personne crée. Peut-être que ce qui va émerger est une représentation du vécu, ou peut-être qu’au contraire le processus aura emmené la personne complètement ailleurs. Toute une partie du temps de discussion, après la création, se centre sur le processus. Les personnes disent souvent leur étonnement ou leur surprise d’avoir pris conscience d’éléments qu’elles n’avaient jamais pu élaborer. L’image a un effet miroir, c’est la création qui opère.