HEMISPHERES N°22 – Un monde en images et représentations // www.revuehemispheres.ch

Quand la publicité représente une amie pour les enfants

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Séduits par des vidéos montrant leurs influenceurs préférés en train de déguster bonbons et autres sodas, les enfants se ruent sur les sucreries. Sans percevoir qu’il s’agit de publicité déguisée, comme le montre une étude en neuromarketing.

TEXTE | Patricia Michaud
IMAGE | Pawel Jonca

Mercredi après-midi, dans un logement familial un peu en désordre comme il en existe tant d’autres. Un garçon d’une dizaine d’années est occupé à ouvrir, à l’aide d’une paire de ciseaux, un imposant carton posé sur la table basse du salon. L’air émerveillé, il en sort un paquet de céréales multicolores, un sachet de bonbons acidulés, une tablette de chocolat et une bouteille de soda. Ni une ni deux, il entreprend de goûter ces friandises sous le regard affectueux de sa mère qui, smartphone au poing, immortalise l’événement.

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80% des enfants, tous âges confondus, ne perçoivent pas les vidéos de type «kids unboxing» comme de la publicité. Ils sont pourtant tout à fait capables de distinguer les contenus publicitaires dans des endroits bien balisés, comme sur des affiches ou à la télévision. Illustration réalisée par Pawel Jonca pour «Hémisphères».

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le film n’est pas destiné à un parrain ou une grand-mère qui aurait expédié ce colis à l’occasion d’un anniversaire. Après avoir été savamment éditée, la vidéo est postée sur YouTube, où elle est visionnée par des milliers, voire des millions, d’autres petits gourmands. Apparu il y a quelques années, le «kids unboxing» ne cesse de prendre de l’ampleur. Plus qu’une tendance, «il s’agit désormais d’un phénomène marketing», commente Julien Intartaglia, doyen de l’Institut de la communication et du marketing expérientiel de la HE-Arc Gestion à Neuchâtel – HES-SO. Le concept, qui cible les enfants, est simple: de courtes vidéos montrent des filles et des garçons en train de déballer des produits émanant de différentes industries – dont l’industrie alimentaire –, puis de les tester ou les présenter à leurs followers. La célèbre plateforme en ligne YouTube regorge de ce type de séquences, portées par des enfants influenceurs dont les audiences ont de quoi faire pâlir d’envie leurs homologues adultes.

Selon Forbes, tous youtubeurs confondus, le mieux payé au monde en 2020 était un garçon âgé de 9 ans, Ryan Kaji, qui pouvait se targuer de 27 millions d’abonnés et de 40 milliards de vues à travers la planète. Le jeune Texan, spécialiste de l’«unboxing» de jouets, aurait gagné par ce moyen quelque 30 millions de dollars en une année. Plus près, en France, les frères Néo et Swan sont des stars d’internet. Leur chaîne YouTube, managée d’une main de maître par leurs parents, compte 5 milliards de vues cumulées et plus de 5 millions d’abonnés. On les voit régulièrement en train de déguster des sucreries et autres aliments du type junk food.

Le succès fulgurant du grand déballage

Mais pourquoi donc le «kids unboxing» connaît-il un succès aussi fulgurant auprès des jeunes internautes? «À l’origine, il s’agissait d’un déballage de cadeaux, principalement des jouets, explique Julien Intartaglia. Nous le savons tous, les enfants ont un énorme plaisir à découvrir ce qui se cache dans un paquet, même s’il s’agit d’un paquet reçu par quelqu’un d’autre. Devant l’engouement suscité par ce type de vidéos, d’autres fabricants, notamment ceux de produits alimentaires, se sont engouffrés dans la brèche.» Logiquement, ils se sont tournés vers le média préféré du jeune public, à savoir YouTube.

Au niveau mondial, YouTube est le deuxième réseau social le plus populaire, juste derrière Facebook. La plateforme compte ainsi plus de 2 milliards d’utilisatrices ou d’utilisateurs par mois. En Suisse, 91% des jeunes de 15 à 19 ans regardent des vidéos sur internet. En ce qui concerne le public plus jeune, Social Media Week a constaté que huit parents sur dix (à l’échelle mondiale) laissent leurs enfants de moins de 11 ans visionner des vidéos en ligne. «YouTube représente désormais le média numéro un pour les jeunes», résume Julien Intartaglia. Il a été démontré que 48% des jeunes âgés de 8 à 15 ans habitant en Suisse ont déjà demandé à acquérir un produit découvert sur YouTube.

L’intérêt des enfants pour ses contenus n’a bien évidemment pas échappé à la plateforme américaine. En 2015, elle a lancé un portail qui leur est spécialement dédié. Baptisé YouTube Kids – et disponible en Suisse depuis 2019 –, il propose des contenus triés sur le volet. Face aux inquiétudes des parents, Google, propriétaire de YouTube, s’est engagé à ce qu’aucune annonce classique pour des aliments, jeux vidéo ou boissons sucrées n’y apparaisse. Reste que l’«unboxing» passe allégrement entre les mailles du filet.

Des pratiques non perçues comme de la pub

Alors qu’en Suisse, 15% des enfants sont en surpoids ou obèses (selon les chiffres 2020 de l’Office fédéral de la santé publique), le succès que connaissent YouTube et ses vidéos d’«unboxing» alimentaire a de quoi inquiéter. C’est le cas du côté de Promotion santé Valais, qui a mandaté la HE-Arc Gestion pour mener une étude en neuromarketing sur l’influence de cette publicité déguisée sur les jeunes consommatrices ou consommateurs.

La recherche a été menée auprès de 90 enfants âgés de 4 à 13 ans et s’est déroulée en trois temps: le visionnage d’une vidéo avec l’usage de lunettes eye-tracking et d’un casque EEG permettant de mesurer l’activité électrique du cerveau, des entretiens semi-directifs, ainsi que l’observation du comportement alimentaire. «Concrètement, tandis qu’un groupe d’enfants a été exposé à une vidéo de type ‹kids unboxing› présentant des produits sucrés, un autre groupe a été exposé à la même vidéo présentant des produits ‹sains›», rapporte Julien Intartaglia. Le troisième groupe, lui, n’a visionné aucune vidéo.

«Le résultat le plus frappant de notre étude est que 80% des enfants, tous âges confondus, ne perçoivent pas les vidéos de type ‹kids unboxing› comme de la publicité, relève le spécialiste. Ce, alors même que dans des endroits bien balisés comme les affiches ou la télévision, ils sont tout à fait capables de distinguer les contenus publicitaires.» Parmi les autres constatations de l’équipe réunie autour de Julien Intartaglia figure le fait que «les plus jeunes enfants, c’est-à-dire ceux âgés de 4 à 6 ans, sont particulièrement réceptifs aux contenus présentant des aliments sucrés. Enfin, il ressort de nos observations que l’exposition à ces vidéos n’influence pas en soi le produit sélectionné mais plutôt l’envie de manger. Cette dernière se traduit ensuite chez les enfants par le choix de sucreries.»

Un lien quasi affectif avec les influenceurs

Les observations des chercheur·es de la HE-Arc Gestion interpellent d’autant plus que la publicité en ligne représente un segment ultra-juteux que se disputent férocement les acteurs de la branche. «En Suisse, le marché de la publicité pèse entre 4,3 et 6,5 milliards de francs au total. On estime qu’en 2024, 68% des investissements mondiaux concerneront le web, explique Julien Intartaglia. Ici comme ailleurs, il y a un changement total de paradigme. Alors qu’il y a vingt ans, le digital représentait moins de 5% du budget des marques, cette part a grimpé à près de 50%.» Cette intensification du recours aux canaux numériques à des fins publicitaires n’est pas étonnante «vu la progression du temps d’exposition des individus en général, et des jeunes en particulier, aux écrans».

Ainsi, «une personne dont l’espérance de vie est de 85 ans passe en moyenne quatorze ans devant un écran». Du côté des enfants, les chiffres sont tout aussi parlants. Selon le rapport «Common Sense Media», «ils regardent en moyenne 39 minutes par jour de vidéos en ligne». Une exposition qui a forcément un impact sur les comportements. Avant, «la relation entre la marque et le consommateur était unilatérale», rappelle le professeur de la HEG-Arc Gestion.

Désormais, la marque représente une amie, qui accompagne la personne dans son cycle de vie et avec laquelle elle entre en interaction. Quoi de mieux que les réseaux sociaux pour créer de l’interaction? Sur YouTube, l’internaute crée un lien quasi affectif avec les influenceuses et les influenceurs, avec lesquels il a l’impression de communiquer en leur laissant des commentaires. Dans la foulée, les enfants consommateurs ont complètement changé, passant d’observateurs à acteurs sociaux à part entière.

Les annonceurs ont bien compris cette évolution. Mais ce n’est pas encore toujours le cas des législateurs. En Suisse, le droit ne contient actuellement pas de prescription spécifique régissant la déclaration de la publicité sur les médias sociaux. Choqué par les résultats de l’étude de la HEG-Arc Gestion, le conseiller national Christophe Clivaz a déposé fin septembre 2021 une interpellation demandant entre autres au Conseil fédéral d’évaluer la pertinence d’une modification du cadre légal relatif aux vidéos de type «unboxing», en les considérant comme de la publicité.

S’il partage cette volonté de protéger le jeune public, Julien Intartaglia estime qu’il serait illusoire, voire contre-productif, de tenter d’interdire toute forme de publicité déguisée sur les réseaux sociaux: «Pour protéger les enfants, il ne faut pas les enfermer dans une bulle! À l’inverse, il faut les exposer – de façon cadrée – à ce type d’images afin de les aider à développer leur esprit critique.» En résumé: accompagner plutôt que réprimer. Même son de cloche du côté de Pro Juventute, qui recommande aux parents de regarder avec leurs enfants les contenus postés par leurs influenceurs préférés, puis d’en discuter. «Essayez de déterminer avec vos enfants si un produit présenté est vraiment si génial que cela et s’il répond à un véritable besoin», recommande une fiche informative en ligne. «Vérifiez ensemble s’il est indiqué quelque part qu’il s’agit d’une publicité.» La fondation rappelle par ailleurs que, la plupart du temps, les influenceurs présentent une image de soi uniquement positive. «Demandez à votre fille ou à votre fils si c’est à cela que ressemble la vraie vie.»