HEMISPHERES N°22 – Un monde en images et représentations // www.revuehemispheres.ch

L’aide alimentaire suisse: une multitude de dispositifs contraignants

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La crise sanitaire a mis en lumière les personnes qui doivent recourir aux banques alimentaires. Mais elle a aussi relancé le débat sur le rôle de cette aide pour l’accès à une nourriture suffisante et de qualité dans les pays riches.

TEXTE | Stéphany Gardier

Le constat est mondial: la pandémie de Covid-19 a été un révélateur sans précédent des inégalités sociales. Elle a fragilisé les plus vulnérables, y compris dans des pays à hauts revenus comme la Suisse. La paupérisation des populations précaires a été mise en lumière par les longues files d’attente lors des distributions alimentaires, durant le semi-confinement. Les images des Vernets à Genève, grandement diffusées par les médias, ont choqué de nombreux citoyens. Dix-huit mois plus tard, l’émotion est retombée et les bénéficiaires de l’aide alimentaire ne font plus la une. La précarité alimentaire ne constitue pourtant pas un phénomène ponctuel. De nombreuses personnes n’ont d’autre choix que de recourir de manière régulière à l’aide pour nourrir leur famille. Depuis 2019, Laurence Ossipow, professeure à la Haute école de travail social de Genève (HETS-Genève) – HES-SO, mène, en collaboration avec les chercheur·es Anne-Laure Counilh et Yann Cerf, un projet de recherche intitulé «Indigence en pays d’opulence: Une approche anthropologique de l’aide alimentaire en Suisse».

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Plutôt que de s’en remettre à des dispositifs basés sur la charité, les États devraient garantir un droit à l’alimentation pour chacun, estime la chercheure Anne-Laure Counilh. | © THIERRY PAREL

«Ces travaux, financés par le Fonds national suisse, ont plusieurs objectifs, explique Anne-Laure Counilh. Nous avons en premier lieu tenté d’établir une sorte de portrait de l’aide alimentaire suisse en effectuant un recensement des dispositifs. Nous nous intéressons aussi à la manière dont les médias évoquent ce thème et comment le message a évolué au fil du temps. Enfin, le projet comporte un volet ethnographique afin de mieux comprendre les personnes en lien avec l’aide alimentaire: bénéficiaires, mais aussi bénévoles ou travailleuses et travailleurs sociaux.»

850 dispositifs en Suisse

L’aide alimentaire en Suisse n’est pas une organisation centralisée. Il s’agit le plus souvent d’associations ou de fondations privées, qui développent et gèrent ces dispositifs. Les sources de financement sont variées: participation du secteur public, de grandes entreprises privées, organisation de dîners de charité ou encore dons citoyens. Ces dispositifs peuvent paraître plus discrets en Suisse que dans d’autres pays voisins. «Beaucoup de personnes ici connaissent les Restos du Coeur français, relève Anne-Laure Counilh. Mais il n’existe pas d’organisation de cette ampleur dans notre pays. La médiatisation, et donc la visibilité, des acteurs du domaine s’avère différente. Mais ils existent bel et bien.» Et ils sont nombreux! Colis du coeur, Fondation Partage ou Table suisse sont quelques-uns des dispositifs actifs en Suisse romande. Un total de 850 dispositifs a même été recensé dans le pays. De quoi compliquer le parcours de personnes qui souhaitent bénéficier d’une aide alimentaire. «Après avoir effectué cet ‹état des lieux›, nous souhaitons réaliser une cartographie qui pourra être rendue publique, afin de faciliter l’accès à ces structures», précise la chercheure.

Trouver un dispositif d’aide alimentaire de proximité ne représente pas la seule gageure, il faut aussi que les critères d’accès soient adéquats. Or ils peuvent différer significativement d’une structure à l’autre. «C’est dans le canton de Genève que l’accès demeure le plus ouvert, précise Anne-Laure Counilh. Ailleurs, il est le plus souvent segmenté. Ainsi, certains dispositifs ne sont ouverts qu’aux citoyens suisses et aux personnes disposant d’un permis C ou B, pendant que d’autres ne reçoivent que des personnes sans permis de séjour ou au bénéfice de permis temporaires.» Un fonctionnement par catégorie qui instaure une certaine stigmatisation.

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Des dizaines de sacs alimentaires destinés à des personnes dans le besoin patientent avant d’être distribués par les bénévoles de l’association lausannoise Solid-ère lors de la crise du coronavirus, le dimanche 15 novembre 2020. | © KEYSTONE / JEAN-CHRISTOPHE BOTT

Une aide très contraignante

Durant le projet, les chercheur·es de la HETS-GE ont réalisé des entretiens avec de nombreux bénéficiaires de l’aide alimentaire. «Les critiques sur les dispositifs restent assez rares, on sent cette envie de ‹ne pas mordre la main qui les nourrit›, souligne Anne-Laure Counilh. Mais ce qui ressort de manière claire, c’est la contrainte que peuvent représenter les modalités de distribution.» Le fait qu’elles aient lieu un seul jour à un horaire précis peut compliquer l’accès. Certaines structures conditionnent aussi la remise d’un panier alimentaire à la présence à un repas partagé avec les autres bénéficiaires, ce qui peut être vécu difficilement par certaines personnes. «Mais le principal désavantage des colis alimentaires est le non-choix, donc l’absence de détermination personnelle des bénéficiaires. Ce qui est très problématique dans nos sociétés qui stigmatisent ‹l’assistanat›», insiste la chercheuse. Les bénéficiaires s’organisent donc pour échanger ou redonner les aliments qui ne correspondent pas à leurs goûts. Au début du semi-confinement, les colis avaient été remplacés par des bons d’achat. Une alternative au colis qui permet une plus grande liberté de choix et qui avait été bien accueillie par les bénéficiaires. Mais elle n’a pas été pérennisée.

Les banques alimentaires sont approvisionnées en partie par les acteurs de l’agroalimentaire et de la grande distribution, qui font don de leurs invendus. Le revers de cette médaille est double. D’une part, les dons ne permettent pas de constituer des paniers équilibrés et les associations sont contraintes d’acheter des fruits et légumes notamment, pour compléter. «Un rapport de la fondation Partage indique que plus de la moitié de la nourriture actuellement distribuée est achetée», indique Anne-Laure Counilh. D’autre part, ces dons – parfois considérés comme un moyen charitable de limiter l’ampleur du gaspillage alimentaire – peuvent être perçus comme une manière de nourrir les plus précaires avec les «restes» des autres citoyens. «On ne peut pas considérer le système actuel comme étant satisfaisant, affirme la chercheuse. Plutôt que de s’en remettre à des dispositifs basés sur la charité, les États devraient oeuvrer pour garantir un droit à l’alimentation pour chacun. On observe que dans les pays qui ont adapté le montant des subsides de l’aide sociale, le recours à l’aide alimentaire est plus faible.»


Sécurité alimentaire

La sécurité alimentaire a été définie lors du Sommet mondial de l’alimentation à Rome en 1996. Elle consiste à fournir, à tout moment, la possibilité physique, sociale et économique de se procurer une nourriture suffisante, saine et nutritive, permettant de satisfaire les besoins et préférences alimentaires pour mener une vie saine et active.


Le poids du Covid sur les bénéficiaires de l’aide alimentaire

Quelques semaines après le semi-confinement du printemps 2020, l’équipe de Jean-Michel Bonvin, professeur à la Faculté des sciences de la société de l’Université de Genève, a publié une étude menée auprès de bénéficiaires des Colis du coeur afin d’évaluer l’impact de la crise sanitaire sur leur quotidien. Les chercheur·es ont soumis un questionnaire en ligne aux personnes inscrites dans la base de la fondation. Un peu plus de 200 questionnaires ont ainsi été récoltés. Ces données ont été complétées par des entretiens approfondis avec 40 répondants volontaires.

Les résultats confirment que les personnes déjà en situation de précarité avant la crise ont été touchées de plein fouet par la pandémie et les mesures sanitaires qu’elle a induites. «L’insécurité alimentaire a largement progressé parmi les personnes ayant répondu à l’enquête: six sur dix ont fait part d’une diminution de la quantité de nourriture qu’elles pouvaient se procurer durant le semi-confinement et 90% ont rapporté une baisse de la qualité et de la diversité des denrées consommées, détaille Jean-Michel Bonvin. Pour plus de huit personnes sur dix la crainte de manquer de nourriture a été une source de stress importante durant cette période.» Cette situation est en grande partie liée à une baisse des revenus des personnes interrogées: dans la population étudiée, le taux d’emploi a chuté de 29% durant le semi-confinement. Mais, là encore, celles et ceux qui étaient les plus précaires avant la crise ont été les plus touchés. Face à cette augmentation de leur précarité financière, près de la moitié des personnes ont eu recours à un prêt, parfois à des taux très élevés. Mais 70% des répondants disent ne pas avoir eu recours aux aides institutionnelles et associatives, souvent par manque de connaissance des dispositifs disponibles. Mais aussi par peur de perdre leur permis de séjour.