L’art de comprendre l’utilisateur

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L’empathie et l’observation minutieuse se trouvent au cœur des approches centrées sur les utilisateurs. Issues du design, elles sont depuis quelques années étroitement associées à l’innovation. Deux experts partagent leur expérience.

TEXTE | Geneviève Ruiz

Le titre d’« architecte de l’expérience utilisateur » n’existait pas avant que Donald Norman ne rejoigne Apple Computer dans les années 1990. Ce psychologue cognitiviste, qui a joué un rôle clé dans le développement des produits intuitifs de l’entreprise américaine, a ainsi contribué à populariser le terme « User experience » (UX). Il avait auparavant exploré ce concept avec son best-seller The Design of Everyday Things (1988), dans lequel il décrit comment le design des objets du quotidien influence leur utilisabilité et notre interaction avec eux. « Cela met en lumière l’importance de nos expériences avec des objets simples comme une fourchette, une cuillère ou une tasse », explique Yann Ringgenberg, fondateur de l’agence : ratio à Lausanne, spécialiste de l’UX et intervenant régulier dans plusieurs hautes écoles de la HES-SO. « S’intéresser à l’expérience des futures utilisatrices et utilisateurs d’un objet avant sa production à grande échelle n’est cependant pas une idée nouvelle : cela remonte aux débuts de l’industrialisation. » Les méthodes du design industriel ont ensuite été enrichies à partir des années 1960 par divers champs académiques, tels que la psychologie cognitive, l’anthropologie et l’économie. L’intégration de ces disciplines a permis de mettre l’accent sur l’expérience globale de l’utilisateur, incluant ses aspects émotionnels et cognitifs, au-delà de la simple fonctionnalité ou de l’esthétique.

Dans le cadre des approches centrées utilisateurs, les dark patterns désignent des interfaces conçues pour tromper ou manipuler les utilisatrices ou les utilisateurs. Ces pratiques visent souvent à augmenter les profits ou à collecter des données personnelles. Parmi les techniques couramment employées, on trouve la création d’un faux sentiment d’urgence, la complexification des processus d’annulation, les présélections trompeuses, ou encore, comme illustré dans l’image ci-contre, le brouillage des codes visuels (couleurs, hiérarchies, boutons) pour inciter à des choix non désirés. | BOGSCH & BACCO

Aider les gens à atteindre leur but

L’essor de l’UX s’est particulièrement accentué avec l’avènement d’internet et la prolifération des interfaces et applications numériques au début des années 2000. « Des milliers de sites étaient créés chaque jour, se souvient Yann Ringgenberg. On concevait quelque chose de joli sur Photoshop, puis on le transmettait à la développeuse ou au développeur. Mais on oubliait souvent de se demander : “Pourquoi, mais surtout pour qui faisons-nous cela ?” » Du côté des entreprises d’e-commerce, on comprend désormais les bénéfices d’un site bien conçu 1Les grandes enseignes d’e-commerce se mettent par exemple à simplifier les étapes du shopping. En ne forçant pas l’utilisatrice ou l’utilisateur à créer un compte, mais en inventant le concept de guest checkout, certaines entreprises multinationales parviennent à augmenter leur chiffre d’affaires de plusieurs centaines de millions de francs par année., qui peuvent facilement se chiffrer en millions. Pour répondre à ces nouveaux besoins, Yann Ringgenberg, comme d’autres designers, s’est spécialisé dans l’UX digitale. « Sur un site d’information ou d’administration publique, les gens viennent chercher quelque chose. Notre objectif est de les aider à atteindre leur but facilement. Pour cela, il est crucial de comprendre leurs besoins et leurs expériences. »

Une série d’outils et de méthodologies ont été mobilisés pour saisir ces variables. Parmi eux, les tests et les interviews, qu’ils soient quantitatifs ou qualitatifs, jouent un rôle clé. Yann Ringgenberg explique : « L’un des plus utilisés est ce sondage à trois questions : Qu’êtes-vous venu faire sur ce site ? Y êtes-vous parvenu ? Sinon, pourquoi ? C’est simple, mais cela permet de recueillir beaucoup d’informations. » Les spécialistes UX observent également les utilisateurs sur le terrain, qu’il s’agisse de leur interaction avec une interface web ou de leur utilisation d’un produit. Ils ont notamment recours à la technique du shadowing, qui consiste à suivre une personne dans ses activités quotidiennes.« Cette observation est un art en soi, commente Yann Ringgenberg. Il faut mettre les gens en confiance, leur poser des questions sans trop les interrompre. Ils doivent agir normalement. Lorsqu’il y a des erreurs ou des problèmes, c’est la machine qui est en cause, pas eux. Nous ne faisons pas des tests “utilisateurs”, mais des tests d’utilisabilité. » Les données recueillies sur le terrain permettent parfois de créer des personas, soit des représentations fictives d’archétypes d’utilisateurs. « Pour un musée, par exemple, il pourrait y avoir la visiteuse pressée, le groupe de seniors, ou encore le père avec de jeunes enfants, souligne Yann Ringgenberg. Cela permet d’affiner la compréhension des besoins spécifiques. »

L’empathie comme méthode

Quel rôle joue l’empathie dans ces différents outils ? « C’est un terme très en vogue, observe Yann Ringgenberg. Lorsque je me suis spécialisé dans l’UX il y a une vingtaine d’années, je n’avais pas conscience de pratiquer l’empathie. Mais il est évident qu’avec l’UX et ses outils, on est constamment centré sur l’autre. Il ne s’agit pas tant de se mettre “à la place de”l’autre, mais plutôt d’écouter attentivement ses besoins sous-jacents pour les traduire dans une interface ou un site efficace. Nous devons aller au-delà des besoins exprimés. »

Sébastien Mettraux, artiste, designer horloger, spécialiste de l’innovation et responsable du Master HES-SO Innokick, ajoute :« Dans le design thinking 2Paradigme de management, état d’esprit et méthode, le design thinking s’inspire des principes, méthodes et outils issus des métiers du design pour les appliquer à l’innovation et à la résolution des problèmes dans tous les secteurs. Cette approche centrée sur l’utilisateur encourage la collaboration multidisciplinaire et la créativité pour répondre aux besoins réels des utilisatrices et utilisateurs., il ne s’agit pas d’empathie morale, mais d’une observation intense de l’autre. Cette posture est similaire à celle de la dessinatrice ou du dessinateur qui observe son sujet. L’observation doit se faire sans filtre, sans a priori. Il s’agit de recueillir tout élément permettant de tisser une toile de compréhension de l’utilisateur, de la cliente ou du client. » Sébastien Mettraux en est convaincu, l’empathie est au cœur de toute innovation. Dans le Master Innokick qu’il dirige, qui forme les étudiantes et étudiants à l’innovation interdisciplinaire autour des six étapes du design thinking, un module important est consacré à l’empathie. « Le programme inclut différentes formes de mises en situation, telles que des jeux de rôle avec un acteur dans le cadre de l’un de nos cours, ainsi que des expériences immersives sur le terrain, comme un parcours en fauteuil roulant proposé lors d’une visite du Swiss Center for Design and Health (un centre de compétence technologique situé à Nidau qui explore comment le design et l’architecture peuvent influencer la santé, ndlr). Les étudiants doivent aussi être capables de saisir comment l’activité d’une personne s’intègre dans divers systèmes socio-économiques. Ces compétences empathiques leur servent ensuite à toutes les étapes de l’innovation, du prototypage à la mise sur le marché. »

Si une compréhension fine des besoins, des émotions et de l’environnement de l’autre est essentielle à tout processus d’innovation, cela ne s’avère bien sûr pas suffisant. « Le domaine de l’innovation connaît un taux d’échecs important, précise Sébastien Mettraux. Il faut une conjonction de facteurs divers, par exemple une nouvelle mode, une nouvelle réglementation, etc., pour qu’un produit décolle. Les outils du design thinking ne sont pas à intégrer comme une leçon de catéchisme. Il s’agit plutôt d’une posture que l’on adaptera constamment à la réalité et à ses contraintes. » De son côté, Yann Ringgenberg observe que lorsque l’innovation débouche sur un succès, l’empathie est souvent associée à une vision créatrice : « Certaines personnes ont cette capacité visionnaire, cette étincelle, qu’aucune méthode ne permet d’atteindre. Elles voient et visent juste. » Un autre point à souligner est que les approches UX peuvent être utilisées avec toutes sortes d’objectifs : « Notamment pour faire en sorte que les utilisateurs restent le plus longtemps possible sur une plateforme ou un réseau social, ou qu’ils y consomment davantage que prévu, indique Yann Ringgenberg. On appelle ceci des dark patterns. C’est le cas par exemple de Facebook, ou des compagnies aériennes qui jouent sur l’anxiété en proposant la vente d’assurances au moment de l’achat. L’empathie n’est pas toujours utilisée pour créer un monde meilleur. »

De l’administration britannique aux montres-bracelets

La diversité des secteurs, des objectifs et des types d’entreprises utilisant l’UX est par ailleurs frappante lorsqu’on examine les innovations célèbres, comme l’iPhone d’Apple, Airbnb, Nespresso, Patagonia, ou encore Google Search. Cependant, ces exemplesne sont pas les favoris de nos experts. Pour Yann Ringgenberg, le site Gov.uk de l’administration britannique représente un modèle : « Rien de clinquant, peu d’images, une grande sobriété. Mais il fonctionne extrêmement bien en termes d’ergonomie, d’architecture de l’information et de navigation entre les thèmes. C’est LE site qui inspire les autres gouvernements. Ils ont une équipe exceptionnelle derrière, qui se remet constamment en question et partage tout de manière transparente. Une sorte de rapprochement entre l’UX et les approches open source de l’internet hippie des débuts. » De son côté, Sébastien Mettraux cite un exemple historique : l’invention de la montre-bracelet. « C’est fascinant. Autrefois, une montre était un objet sophistiqué avec des chiffres romains et des aiguilles décorées, que l’on sortait de sa poche avec une chaîne. De nouveaux besoins sont apparus avec les aviateurs, qui souhaitaient un accès facile à un instrument indiquant le temps pour évaluer leur vitesse ou leur carburant restant. Des spécialistes de l’horlogerie les ont observés en action avant de créer une montre-bracelet avec de gros chiffres arabes blancs et un repère à midi. Cet objet a ensuite été largement adopté par le public. Il illustre comment l’observation fine de besoins spécifiques peut conduire à des innovations qui rencontrent ensuite un grand succès dans d’autres domaines. »


Le précurseur du design thinking en Suisse romande

« Le designer vaudois Richard Authier (1925-2018) demeure largement méconnu, alors qu’il a conçu des produits formidables qui ont été primés et reconnus internationalement », raconte Sébastien Mettraux, responsable du Master HES-SO Innokick. C’est pourquoi nous lui consacrons une recherche. » Intitulé Richard Authier. Design et industrie dans le Nord vaudois et mené par l’ECAL/École cantonale d’art de Lausanne – HES-SO, ce projet vise à comprendre l’approche de ce designer aussi atypique qu’autodidacte, qui a travaillé plus de quarante ans, entre 1947 et 1988, pour l’entreprise Paillard à Yverdon-les-Bains. Il a notamment dessiné les machines à écrire Hermes, les caméras Bolex et les tourne-disques Thorens. Il faut replonger dans le contexte des années 1950-1960, où Paillard est le plus grand employeur industriel de Suisse romande, avec plus de 4000 travailleuses et travailleurs. Avant la popularisation du design thinking, Richard Authier a mené un travail remarquable pour comprendre les besoins des utilisatrices et utilisateurs des machines à écrire. Ces appareils, dont certains ont été primés, ont ensuite été vendus dans le monde entier.Au fil des années, Richard Authier a développé sa propre vision du design industriel. « Son approche pluridisciplinaire, ses réflexions et ses croquis – il avait déjà imaginé des laptops –sont passionnants. Avec l’équipe de recherche, nous sommes convaincus qu’ils peuvent inspirer les étudiantes et étudiants actuels en design. »