Annie Oulevey Bachmann estime qu’il y a urgence à mener des recherches sur la gestion de la pandémie et ses conséquences. Cette professeure et responsable de recherche à l’Institut et Haute école de la Santé La Source à Lausanne – HES-SO raconte comment les professionnels de la santé ont vécu la crise du coronavirus.
TEXTE | Geneviève Ruiz
Qu’est-ce qui vous a le plus marquée durant la crise sanitaire?
Dès le début du mois de février, la situation était particulièrement anxiogène pour mes collègues et moi: nous voyions ce qui se passait en Chine, puis en Italie, et rien ne semblait bouger en Suisse. Nos autorités ne possédaient pas l’expérience collective d’une telle situation et ont eu besoin de temps pour prendre sa mesure. Mais nous pressentions la vague qui allait arriver.
Le manque de soutien aux personnes infectées qui devaient observer une quarantaine nous a aussi paru problématique. Il n’y avait au début que des instructions dans les trois langues nationales sur le site de l’Office fédéral de la santé publique. Et les mesures de soutien logistique étaient limitées: quid des courses, de la lessive, etc. Or, soutenir les malades isolés et leur famille pour la logistique quotidienne est déterminant si l’on veut réussir à limiter la propagation. L’autre aspect qui m’a marquée a été la difficulté pour beaucoup de comprendre la logique des mesures imposées. C’était particulièrement dur pour les jeunes, pour qui se confiner est difficile à un âge où la vie sociale est essentielle. Certains se sentaient punis pour les autres. Les infirmières et les infirmiers autour de moi étaient constamment sollicités par leur entourage pour des explications.
Le personnel soignant s’est retrouvé au front. Qu’avez-vous pu observer?
Mes collègues des soins intensifs ont ressenti une forte pression. Ils ont été particulièrement éprouvés dans les cantons romands et au Tessin. Mais ils n’ont pas vécu de situation similaire à celle de l’Italie ou des états-Unis. La situation est globalement restée sous contrôle. Après, il s’agira d’évaluer les conséquences de cette crise avec du recul, car des symptômes de stress post-traumatique pourraient survenir plus tard. Vivre une telle pandémie marque les professionnels pour des années. Il y a aussi eu des moments critiques dans les EMS, où parfois 20% du personnel était absent pour maladie. La protection civile et l’armée ont apporté de précieux renforts. Dans le cas des aînés et des personnes vulnérables, en EMS ou suivis à domicile, cette crise a permis de prouver à quel point la maîtrise des gestes de protection par les professionnels était capitale pour éviter les contagions. Les recherches indiquent que le personnel non formé a beaucoup plus de mal à les adopter. La gentillesse ne suffit donc pas pour soigner, un niveau de compétences élevé et un jugement professionnel sûr sont indispensables pour assurer la sécurité des patients.
Maintenant, quelles sont les recherches que vous souhaiteriez mener?
Je considère que la recherche sur le Covid-19 ne doit pas se résumer à trouver un vaccin. Il faut élaborer un ensemble d’outils de gestion et d’accompagnement des mesures de santé publique. Les infirmiers ont un rôle important à jouer. Cette crise a été gérée avec ce que nous savions. Je pense qu’il est urgent d’en tirer des leçons et d’affiner nos pratiques et nos savoirs.
Parmi les projets que je souhaiterais mener figure la question de la transformation du discours médical en un discours compréhensible par tous en fonction de son âge, de son origine ou de sa catégorie socio-professionnelle. On ne s’adresse pas de la même manière à un jeune, à un senior ou à un contremaître. Ajuster cette communication permettrait sans doute à une majorité de la population d’adopter plus rapidement les «bons» réflexes. J’aimerais aussi mieux comprendre la répercussion de cette crise sur la santé mentale et physique du personnel soignant, ainsi que sur celle des étudiants en soins infirmiers, nombreux à s’engager dans cette lutte. Il y a aussi celle des proches aidants, qui ont été passablement sollicités les premières semaines de confinement.
Durant la pandémie de Covid-19, les gouvernements ont adopté différentes stratégies de communication de par le monde.
Ci-dessus, un policier dans un marché de Chennai, en Inde, en train de sensibiliser la population à la distanciation sociale. © Arun Sankar / AFP
Une opportunité pour les personnes âgées de prendre la parole
En classant toutes les personnes âgées de plus de 65 ans dans la catégorie «à risque», la crise du coronavirus a indirectement exacerbé les discriminations à leur égard. C’est ce que montre une étude sur les effets de la pandémie sur les seniors, réalisée par la Haute école de travail social de Fribourg – HES-SO: ils sont 49,5% à estimer que le regard porté sur eux est devenu plus négatif, pendant que 60,8% considèrent que les médias alimentent le phénomène.
Durant le confinement, les médias ont été nombreux à rapporter ce phénomène, ainsi qu’à donner la parole aux principaux intéressés. «C’est une bonne chose, car les seniors s’expriment habituellement très peu dans les journaux, note Delphine Roulet Schwab, professeure à l’Institut et Haute école de la Santé La Source à Lausanne – HES-SO qui mène des projets sur la discrimination liée à l’âge depuis plusieurs années. Cela permet de montrer la diversité des situations et des points de vue qui existe au sein de cette catégorie d’âge, habituellement perçue à travers des stéréotypes réducteurs comme la dépendance.»
Pour la chercheuse, la crise sanitaire a exacerbé certaines formes de discrimination envers les personnes âgées, mais celles-ci existaient déjà avant de manière invisible: «En visibilisant cette problématique, la pandémie constitue une chance pour lutter contre l’âgisme. Le risque est toutefois grand que cette thématique retombe dans l’oubli après quelques semaines.»
De façon générale, la discrimination durant la crise du coronavirus a été perçue à plusieurs niveaux. Il y a le cas d’insultes à l’encontre de seniors se promenant ou faisant leurs courses. «Le message véhiculé Serrons-nous les coudes pour protéger les plus vulnérables a eu ses limites une fois passé le choc du début de la crise, surtout lorsque l’on sait le prix payé par une partie de la population en termes économiques, analyse la chercheuse. Mais ces tensions révèlent aussi l’image de personnes âgées qui, dans l’imaginaire collectif, sont fragiles et n’ont pas le droit de jouir de leur liberté et de prendre des risques.»
Les messages de prévention de l’Office fédéral de la santé publique, pour nécessaires qu’ils aient été durant la phase critique de la pandémie, sont également très axés sur la sécurité des seniors et ont été perçus comme infantilisants par un certain nombre de personnes de 65 ans et plus.
Le confinement, épuisant pour les proches aidants
Avec la fermeture des centres de jour, des ateliers d’occupation, des groupes de parole, ainsi que la réorganisation du suivi psychiatrique à distance, les proches aidants des personnes souffrant de maladies psychiques ont été fortement impactés par les mesures de confinement. Certains se sont retrouvés sans soutien, dans des situations quotidiennes difficiles.
Shyhrete Rexhaj, professeure associée à l’Institut et Haute école de la Santé La Source à Lausanne – HES-SO, mène des projets de recherche auprès de proches aidants en psychiatrie. Elle cite notamment le cas d’une jeune fille souffrant de troubles bipolaires, qui a vu l’atelier d’occupation qu’elle fréquentait se fermer. Alors qu’elle vit de façon indépendante, elle devient très angoissée en regardant les nouvelles sur la pandémie à la télévision. Sa mère reste trois heures par jour au téléphone avec elle pour la soutenir, mais craint une décompensation. De plus, ce suivi l’épuise physiquement et émotionnellement, alors qu’elle doit elle-même gérer le confinement en tant que personne à risque.
«J’ai pu observer que le Covid-19 a été un déclencheur d’angoisses et de symptômes de rechute chez certains patients, raconte Shyhrete Rexhaj. En même temps, les dispositifs de soutien ont dû fermer ou réduire les prestations avec la pandémie. La charge pour de nombreux proches s’est donc démultipliée.» Or, le fardeau des proches aidants en psychiatrie est déjà lourd en temps normal. Il comprend un soutien financier, la gestion de comportements problématiques, ou encore des émotions douloureuses.
«Il s’agit d’un rôle épuisant et le confinement peut mener à des situations critiques, mettant en danger les proches aidants comme la personne aidée», souligne la chercheuse. La mobilisation des proches ainsi que celle des équipes psychiatriques, qui ont mené des consultations à distance ou sont intervenues à domicile en cas d’urgence, ont sans doute évité d’atteindre un seuil problématique d’hospitalisations en psychiatrie durant le confinement. Mais il sera essentiel de faire un suivi à long terme, de même que d’élaborer des scénarios de soutien pour les proches en cas de nouvelle crise sanitaire.