Infrastructures routières, activités économiques ou ségrégation spatiale: 
ces phénomènes influencent le cycle global d’une ville, de sa naissance à son déclin. Explications avec le spécialiste Matthieu de Lapparent.

TEXTE | Lionel Pousaz
IMAGE | Andreas Gefeller

Matthieu de Lapparent scrute le devenir de nos villes dans des modèles mathématiques. Récemment nommé professeur associé à la Haute Ecole d’Ingénierie et de Gestion du Canton de Vaud – HEIG-VD – HES-SO il jongle avec les équations pour mieux comprendre comment de nombreux paramètres se combinent et impriment à chaque agglomération sa propre dynamique. De la ville fantôme à la métropole mondialisée, comment les mathématiques éclairent-elles la variété des destinées et des fonctionnements urbains? Le temps d’une interview, le chercheur a troqué ses chiffres contre des mots, pour expliquer quelques-uns des concepts phares de ses travaux.

Vous tentez de comprendre le fonctionnement des agglomérations en les simulant dans des modèles mathématiques. Comment approchez-vous ce problème?

Je m’intéresse surtout à la notion de cycle d’évolution. Dans les grandes lignes, je prends en compte des paramètres comme les réseaux routiers, l’affectation des sols, les données économiques ou les flux des personnes, et je les traduis en équations pour comprendre comment ils interagissent. Tous ces éléments évoluent selon des cycles plus ou moins longs et ils s’emboîtent les uns dans les autres. Leurs interactions constituent elles-mêmes un cycle plus global.

Vous notez, par exemple, que les infra­structures routières se déploient suivant des cycles très longs, tandis que nos activités peuvent changer du tout au tout en moins d’une décennie.

Il s’agit sans doute du contraste le plus évident. Si vous superposez à la carte du réseau routier suisse romand celui qui existait à l’époque romaine, vous constaterez que les grands axes n’ont pas changé. L’Empire romain assurait la pérennité de son territoire en construisant des routes et des villes à leur croisement, le plus souvent sur les rives des lacs ou des rivières. Nous avons hérité de cet ADN initial. Tout à l’opposé, il y a les activités humaines. Leur cycle est beaucoup plus court, essentiellement conjoncturel. Mais elles dépendent étroitement des voies de communication.

Vous vous intéressez également à l’affectation des sols. Comment cela influence-t-il la dynamique urbaine?

Ce cycle n’est pas aussi long que celui des routes, mais un immeuble est tout de même censé tenir au moins trois ou quatre générations. À juste titre, on cherche à protéger nos zones agricoles, et cela incite à des politiques de densification. Il nous faut faire le choix entre des développements verticaux, comme les tours tokyoïtes, ou l’étalement urbain, comme les banlieues parisiennes. Ces décisions ont des conséquences à long terme.

Des décisions de ce genre peuvent-elles précipiter le déclin de certaines villes voire, comme cela s’est passé dans l’Histoire, leur disparition?

Pour qu’une ville disparaisse ou soit réellement sinistrée, il faut que des éléments perturbateurs interviennent de l’extérieur. Par exemple, on peut penser aux bouleversements climatiques, aux catastrophes naturelles ou à la perte de compétitivité de l’industrie. Mes modèles mathématiques sont des circuits fermés, mais dans la réalité, la ville n’évolue pas en vase clos. Ce sont des éléments extérieurs qui ont sinistré des agglomérations ou des régions entières, comme le nord de la France, qui a subi la faillite de ses industries textiles et sidérurgiques. Dans notre jargon d’économiste, nous dirions que le circuit fermé était générateur de richesse et de «bien-être», tandis que l’extérieur a perturbé le système.

Quels sont alors les problèmes qui surgissent «de l’intérieur», et comment affectent-ils les agglomérations?

C’est ce qui m’intéresse en premier lieu. Les gens vivent en ville parce qu’elles génèrent plus de valeur ajoutée et plus de productivité, que les salaires sont à la hausse et qu’habiter le centre permet d’économiser du temps de trajet. Cela marche assez bien, au début. Mais à partir d’un moment, commence un effet de déséconomie. La pollution, le bruit, la raréfaction et la hausse des prix du logement… Lorsqu’on franchit un certain seuil, le bien-être économique n’est plus suffisant pour compenser les nuisances.

Les modèles mathématiques permettent-ils de prédire à quel moment nous dépassons cette limite?

Non, la théorie ne nous dit pas vraiment quand les coûts dépassent les bénéfices, même si c’est évident dans les cas extrêmes. Par exemple à Kinshasa, une métropole de plus de 9 millions d’habitants, où 80% des déplacements se font à pied, et où il est courant de passer plus d’une heure et demie sur le chemin du travail. Tout ce que nous pouvons faire, c’est anticiper. Une des clés, ce sont les transports. Ils représentent le temps, la ressource rare de l’humain. Essayez seulement de couper les transports publics une semaine à Lausanne et vous constaterez immédiatement les pertes fiscales et économiques. Dans ce genre de décision stratégique, les modèles peuvent être utiles.

À la lumière de vos travaux, quel serait le mal principal dont souffriraient les villes modernes?

Je pense que le problème le plus important provient des mécanismes de fixation des prix des loyers, et surtout de leur impact socio-économique. Comment éviter la ségrégation spatiale? Ceux qui souffrent le plus des transports sont les catégories les plus modestes, qui vivent hors des centres, mais qui y travaillent en remplissant une fonction de support pour la partie plus aisée de la population, comme le nettoyage ou la vente. On peut penser à certaines banlieues parisiennes ou, plus proche de nous, à Annemasse, qui concentre une main-d’œuvre peu qualifiée, employée à Genève.

Quelle solution des modèles mathématiques comme les vôtres peuvent-ils apporter?

Il faut rester modeste. Le premier avantage, c’est de favoriser la discussion en fournissant des éléments factuels. Cela permet d’éviter que chacun ne regarde le problème qu’à travers la lorgnette de sa petite expérience. C’est une aide à la planification à long terme et au dialogue entre services. De tels modèles sont utilisés dans des villes comme Boston, Paris, Lisbonne. En Suisse, cela pourrait aussi servir, même si l’on y dialogue déjà assez bien.


A-t-on vraiment tout compris des ronds-points?

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Un méga rond-point contenant cinq petits ronds-points, situé à Swindon, en Grande-Bretagne. © AAIR.BIZ

Les giratoires sont aux routes normales ce que la physique quantique est au monde de tous les jours. Comme l’anneau d’un accélérateur de particules, le rond-point représente un univers à part, où les règles les plus familières n’ont plus cours. La priorité de gauche s’impose à l’entrée. À l’intérieur de cet espace circulaire, les vélos sont invités à occuper le milieu de la chaussée. Si le giratoire compte deux pistes, certains sont persuadés qu’il est obligatoire d’emprunter l’anneau intérieur quand on ne sort pas à la première occasion (faux, sauf s’il y a présélection). D’autres soutiennent mordicus que les véhicules sur la voie extérieure doivent céder la priorité à la sortie (c’est l’inverse qui est vrai).

Rares sont ceux qui comprennent les lois exotiques du giratoire. Certes, les collisions y sont moins fréquentes que dans l’accélérateur du CERN. Mais les ronds-points et le boson de Higgs  suscitent une égale perplexité, tant ils semblent défier le sens commun. Ces règles particulières ont une raison d’être. La priorité de gauche empêche que l’entier du giratoire ne se retrouve bloqué à chaque intersection. Quant aux vélos, s’ils sont incités à occuper le milieu des voies, c’est pour éviter qu’ils ne soient happés par les chauffeurs qui sortent de la boucle infernale. On notera d’ailleurs que si les accidents mortels ne sont pas légion dans les giratoires suisses – on en compte 18 pour la période 2013-2017 – plus du tiers impliquent un cycliste.

Le rond-point, ennemi de la mobilité douce?

Il n’est pas encore question de transport écologique quand les giratoires font leur apparition, au début du XXe siècle. Désireux de réguler la circulation hippomobile aux carrefours les plus problématiques, l’architecte parisien Eugène Hénard dessine le premier rond-point. Par la suite, les anglais diffusent largement ce concept. Ce sont eux qui régleront en 1965 la question de l’entrée, en adoptant une priorité inversée – c’est-à-dire à droite, pour les conducteurs britanniques. La Suisse et la France reprendront à leur compte le bon sens britannique, respectivement en 1974 et en 1984, mais avec la priorité de gauche – on l’aura compris. En Italie, c’est plus compliqué. Sous la pression des régulations européennes, le pays adoptera cette norme au début des années 2000, mais uniquement dans le cas où un signal de céder le passage est présent à l’entrée. Sinon, la priorité de droite s’applique. Bon à savoir pour ses prochaines vacances transalpines.

Règles mal intégrées ou trop complexes, hétérogénéités des législations nationales… Et si, finalement, il valait mieux ne pas tout comprendre du rond-point? Telle semble être la conclusion du Conseil fédéral qui, en 2003, envoyait tourner en rond le conseiller national Hans Rudolf Gysin. Ce dernier voulait légiférer sur les giratoires à double voie sans marquage au sol. Comment s’assurer qu’ils comptent effectivement deux pistes? Les priorités à la sortie y sont-elles encore de rigueur? Les sept sages notaient qu’aucun autre état n’aurait émis de directive à ce sujet. Et puis, ajoutaient-ils, la loi suisse prévoit que même en l’absence de marquage, il est autorisé de rouler en lignes parallèles «lorsque le trafic est dense et qu’il y a suffisamment de place sur la moitié droite de la chaussée». En d’autres termes, c’est à vous de juger. Dans les giratoires, certains mystères risquent de subsister plus longtemps que les énigmes de la physique quantique.