Il reste difficile d’aborder des questions d’ordre intime face au monde médical. Des professionnels se battent désormais pour encourager les soignants à initier le dialogue.

TEXTE | Anne-Sylvie Sprenger
PHOTOGRAPHIE | Nathalie Tille

A u coeur de toute relation thérapeutique, le corps est omniprésent, central même. Mais il est aussi souvent amputé de l’un de ses aspects: «Les soignants sont au contact avec un corps qui tend à être désexualisé, pose sans détours Kevin Toffel, sociologue à HESAV – Haute École de Santé Vaud. La dimension sexuelle est immédiatement neutralisée. À la fois pour se protéger en tant que soignant, ne pas se retrouver dans une situation délicate. Mais également dans l’idée de respecter l’intimité de la personne soignée.»

Longtemps, cette prescription de départ a semblé la plus adéquate du côté des professionnels de la santé, une évidence. Au regard de l’expérience, cette certitude est aujourd’hui poussée à s’ébranler – et la sexualité dans les soins devenir un réel domaine à investir. «Ce n’est pas parce que l’on ne parle pas de sexualité qu’elle n’existe pas, rappelle d’ailleurs le sociologue. Cela part d’un bon sentiment, mais on ne fait que développer ainsi des tactiques d’évitement.»

En cause également, une formation de base «qui tend encore trop souvent à recouvrir, lisser, voire rejeter ces aspects vivants et complexes», souligne à son tour Christian Brokatzky, psychologue et psychothérapeute à Lausanne.

Coup de foudre en EMS représente des couples de seniors formés en établissements médicosociaux. Ce projet de photos et de film a été réalisé en 2011 par l’animatrice, art-thérapeute et photographe Nathalie Tille, en collaboration avec la sociologue et spécialiste multimédia Carla Tundo. La photographe considère ces personnes âgées comme des «héros», des êtres assez courageux pour s’ouvrir encore à l’autre, peut-être pour la dernière fois.

Les professionnels doivent montrer de l’ouverture

Patricia Dupuis, maître enseignante à HESAV, se bat précisément pour que ce sujet soit pris à bras-le-corps dans la formation du personnel soignant. «La sexualité dans les soins représente une thématique encore très taboue, exprime-t-elle. On parle de tout, de manière parfois même très grivoise dans le monde médical. Mais dès qu’il s’agit d’aborder ce sujet avec les patients, c’est plus compliqué…»

HEMISPHERES N°15 Les cycles une histoire sans fin // www.revuehemispheres.ch
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Patricia Dupuis (à g.) et Charlotte Gardiol (à d.), chargées de cours à HESAV – Haute École de Santé Vaud, se battent pour que le thème de la sexualité fasse partie de la formation du personnel soignant.

Or, pour cette formatrice, il va de soi que c’est aux professionnels de faire le premier pas, «de montrer l’ouverture». Il suffit d’ailleurs, selon elle, de poser une simple question pour savoir si le patient a besoin ou envie d’en parler. A contrario, «si les soignants n’en parlent pas, les patients penseront que ce n’est pas important ou que ce n’est pas le lieu pour le faire.»

«Nous nous trouvons dans un cercle vicieux», formule Charlotte Gardiol, également maître enseignante à HESAV, qui milite aux côtés de sa collègue pour que le personnel infirmier soit sensibilisé et formé en la matière. «Ne pas parler de sexualité pénalise donc non seulement le patient, mais aussi son/sa partenaire. Une sexualité mal vécue va engendrer une insatisfaction, des difficultés tant personnelles que de couple et affecter leur santé.» L’enseignante en est convaincue: «Intégrer spécifiquement tous les besoins et préoccupations du patient dans son projet thérapeutique va faciliter un retour à une meilleure qualité de vie.»

Décloisonner la thématique Dans certains services comme l’urologie ou la gynécologie, ces problématiques sont déjà bien prises en compte et les soignants spécialement formés pour y répondre. Mais il s’agit aujourd’hui de décloisonner cette thématique. «La sexualité n’apparaît pas que dans certains cas précis», insiste Kevin Toffel. En dehors des atteintes aux organes sexuels, des inquiétudes peuvent aussi bien survenir lorsqu’un cancer ou toute autre maladie chronique engendre une fatigue importante, lors de maladies de la peau qui rendent le contact douloureux, lorsque les médicaments diminuent la libido, ou quand une prothèse de la hanche vient à diminuer la mobilité…

Plus largement encore, «ces questions-là interviennent aussi à chaque fois que l’on se retrouve devant un corps dénudé. Ce qui arrive dans n’importe quel service», argue le sociologue. La sexualité se manifeste également «dans toutes les situations où des gestes sont déplacés ou des réactions des patients inattendues: manifestation de plaisir homme/femme lors des toilettes intimes, érection involontaire, mains baladeuses, mots inconvenants», verbalise encore Patricia Dupuis.

De l’importance de la formation

Il est alors primordial que «les soignants puissent parler entre eux de ces situations, qui peuvent alors créer du stress et de l’anxiété», préconise Kevin Toffel. Encore faut-il qu’ils s’y sentent invités! D’où la nécessité, pour le sociologue, d’intégrer ces problématiques dans leur formation obligatoire, «puisque les étudiants rencontrent ces préoccupations partout et tout le temps». Le besoin est d’ailleurs bien réel: le module facultatif «Intimité et sexualité», que propose depuis quelques années HESAV, rencontre un vrai succès. «Il est tout le temps plein, ce qui n’est pas le cas de tous les modules», confirme le sociologue.

Mais pourquoi est-ce si difficile d’aborder spontanément ces thématiques? «Dans les soins comme dans la vie, parler de ces questions d’intimité et de sexualité ne va pas de soi, formule Christian Brokatzky. La question du sexuel est susceptible d’animer en chacun de nous toute une dimension psycho-sexuelle qui, de par ses racines profondes dans l’histoire de vie de chacun de nous, reste énigmatique pour une part.» La crainte de Kevin Toffel est alors celle-ci: «En l’absence d’une formation où les soignants seraient dotés d’outils pour y réfléchir, cela reviendrait au cas par cas. Certains seront à l’aise avec ces questions et inviteront les patients à en parler, mais cela pourrait aussi laisser la part belle au mutisme…» Christian Brokatzky en appelle également à une professionnalisation dans ce domaine: «L’abord des questions sexuelles nécessite du côté du soignant de véritables préliminaires (formation, formation continue, réflexion personnelle du côté du soignant, supervision), sans quoi le risque de la violence n’est pas loin (dépassement du seuil par intrusion ou rejet franc par maintien des tabous).»

Vraiment tout dire? Si la question de la sexualité dans les soins commence à sortir de l’ombre, notamment avec l’institution de ce module et de la Journée annuelle consacrée à ce thème, Patricia Dupuis considère qu’il faut aller encore plus loin, notamment «en rendant obligatoires ces enseignements à tous les étudiants en santé et pas seulement aux infirmières», mais aussi «en disposant des brochures d’informations et en mettant en place des numéros à appeler si nécessaire».

Christian Brokatzky met cependant en garde contre l’écueil inverse, «lié à cette tendance qui entend promouvoir par slogan le “tout dire”, “en finir avec le tabou”, comme si le sexuel pouvait être mis en pleine lumière et dégagé de son côté énigmatique». Il évoque ainsi ces «questionnaires standards readymade qui sont proposés aux soignants. La question du sexuel, si le soignant n’y prête garde, pourrait alors finir dans des cases à cocher. On en aura parlé, mais rien n’aura pu en être dit…»


Amours et désirs en EMS

Les sentiments et les désirs ne sauraient s’arrêter au seuil de l’EMS. Les professeurs Alexandre Lambelet et Valérie Hugentobler de la Haute école de travail social et de la santé | EESP | Lausanne en sont convaincus. Ils s’attellent d’ailleurs à une importante recherche sur le sujet, intitulée «Vie sexuelle et affective dans le grand âge: entraves et facilitations de la vie en institution». Ce ne serait ni l’âge ni l’état de santé qui auraient une incidence sur «la manière dont les personnes âgées vivent ces questions ou expriment leurs envies, avancent-ils au vu de leurs premières analyses. Mais bien plus leur parcours de vie, la manière dont la sexualité a été vécue jusque-là.»

Ainsi, l’éventail des comportements se révèle varié. «Si pour certains la sexualité est une question révolue, les autres abordent d’une manière ou d’une autre ces questions.» Qu’en est-il d’ailleurs des possibilités offertes aujourd’hui aux résidents d’EMS qui désirent encore partager des moments intimes? «Des enquêtes menées par des étudiants de l’EESP montrent que si, de manière générale, un catalogue de mesures spécifiques n’existe pas, des professionnels ont à coeur de trouver des solutions ad hoc aux situations dont ils ont connaissance, parce que problématiques.»

Mais qu’on ne s’y méprenne, relèvent encore les deux chercheurs, «on sait aussi, et nos entretiens le montrent, que les personnes âgées ont des ressources et qu’elles peuvent avoir une vie sexuelle sans dispositifs ou accompagnements spécifiques de la part des professionnels. » Ce qui est d’ailleurs une bonne chose, car cela «laisse ainsi le choix aux résidents de ce qu’ils veulent maintenir secret et de ce dont ils veulent parler…»


Handicap et assistance sexuelle

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Daniel, atteint d’une maladie génétique, avec son assistante sexuelle Aminata. Pour lui, cet accompagnement reste le seul moyen d’avoir une sexualité. Cette photo provient de la série «À mon corps dérangeant», réalisée par le photographe Jérôme Deya. Ce travail, présenté dans plusieurs pays et exposé sur demande, se veut un hymne au corps que l’on évite ou que l’on cache.

«La question de la sexualité dans le monde du handicap reste toujours taboue, expose Christine Fayet, sexo-pédagogue et secrétaire générale de Sexualité et Handicaps Pluriels (SEHP). Elle amène des réflexions autour de la place des professionnels dans l’accompagnement des personnes en situation de handicap vers une sexualité épanouissante.»

Depuis quelques années, la figure de l’assistant sexuel a fait son apparition en Suisse. Correspond- il à une réelle demande? «Pour certaines personnes, oui, tant il est difficile pour elles de rencontrer des personnes avec qui elles puissent avoir des relations sexuelles, atteste Manon Masse, professeure à la Haute école de travail social de Genève – HETS-GE. Il ne s’agit cependant pas de l’unique réponse à apporter aux personnes en situation de handicap. La plupart de ces personnes souhaiteraient rencontrer un(e) partenaire, être amoureux/se et vivre avec lui/elle une relation affective, puis une sexualité.»

Il reste que ces rencontres ne sont pas toujours possibles, «voire pour certains quasi inaccessibles, confie l’enseignante. Et les travailleurs du sexe ne sont pas toujours formés pour les personnes en situation de handicap.» Manon Masse relève également que «certains cantons ne reconnaissent pas l’assistance sexuelle, qui est perçue au même titre que la prostitution. Dans ce cas, il est pratiquement impensable pour les institutions de les laisser rencontrer les personnes sur place.»

Claudine Damay, fondatrice de l’association Corps- Solidaires, pointe une autre entrave en la matière: «Le frein principal à l’assistance sexuelle est le manque d’assistant(e)s formé(e)s.» Il conviendrait, selon elle, que «les politiques s’en préoccupent et donnent un statut réel à l’assistance sexuelle».