La théorie joue un double rôle pour les compositeurs: abstraction nécessaire à l’écriture, elle permet aussi un recul réflexif sur leur pratique, sans jamais pour autant en donner la recette. Aujourd’hui, les outils informatiques bousculent tout et remettent en question la notion d’auteur.
TEXTE | Matthieu Ruf
La nature, écrivait Albert Camus dans L’Homme révolté, nous livre «des sons, rarement un accord, jamais une mélodie». Pourtant la musique existe: les êtres humains l’inventent en ordonnant ces sons grâce à leur capacité d’abstraction. Dans la civilisation européenne, l’organisation de la résonance naturelle a fait naître les concepts de note, de gamme, de division de l’octave en demi-tons égaux, et avec eux un langage, qui «n’est jamais qu’une interprétation parmi d’autres possibles, souligne Philippe Albèra, directeur des éditions Contrechamps, auparavant professeur d’histoire de la musique aux Hautes écoles de musique de Genève et de Lausanne – HEM-GE et HEMU – HES-SO. D’autres civilisations ont établi des échelles musicales totalement différentes.» Ces systèmes sont des conventions; de ce point de vue, la théorie est donc la condition et le milieu de la composition musicale. En Occident, historiquement, celle-ci se produit par l’écriture: les portées et les signes graphiques, eux aussi établis par convention, traduisent, grâce à la théorie, la pensée en partition.
Expliquer, questionner ou justifier: les rôles de la rationalisation
La rationalisation joue cependant un rôle beaucoup plus vaste que cela dans la composition musicale: elle sert non seulement à expliquer et à enseigner mais aussi à questionner, justifier, renouveler la pratique. Au fil des siècles, les traités écrits par les compositeurs ont porté sur l’organisation des sons, sur l’effet de cette organisation et donc sur l’esthétique, l’harmonie, le rythme, l’acoustique, la polyphonie, l’orchestration… Parmi de nombreux autres, Philippe Albèra mentionne ainsi le traité Gradus ad Parnassum de Johann Joseph Fux1Johann Joseph Fux (1660-1741) est un compositeur autrichien auteur de musique religieuse et d’opéras. Il a écrit l’ouvrage pédagogique Gradus ad Parnassum («Montée au Parnasse» en latin – le mont Parnasse étant la demeure des Muses des Arts dans la mythologie grecque et latine) en 1725. Traité de contrepoint le plus complet de son époque, il connut un succès considérable et fut traduit en plusieurs langues., «que Mozart et Beethoven ont étudié pour apprendre les éléments de base du contrepoint».
Au début du XXe siècle, les compositeurs arrivent aux limites du langage compositionnel commun de l’époque, celui de la tonalité, qui avait remplacé le système modal à la Renaissance. La découverte d’autres cultures, celle des musiques populaires liées aux revendications nationalistes, ou encore le développement philosophique et politique de l’individualisme font éclater ce référentiel partagé et provoquent un «essor du travail théorique de la part de beaucoup de compositeurs, afin d’accompagner la singularisation de leur langage et de justifier leurs choix créatifs», explique Nicolas Donin, musicologue et codirecteur de l’ouvrage Théories de la composition musicale au XXe siècle. Ce «besoin de théorie» se fait sentir à nouveau après la Seconde Guerre mondiale. «L’un des écrits qui a le plus d’impact à cette époque est Penser la musique aujourd’hui de Pierre Boulez, poursuit Nicolas Donin. Cet essai, qui se basait sur des techniques spécifiques à Boulez, tentait de démontrer la nécessité d’imposer le langage sériel, qui utilise la structure des 12 notes de la gamme plutôt que de partir d’une harmonie, comme seule voie pour reconstruire le langage musical. Cela a été ressenti comme une contrainte, une façon d’imposer une théorie, par d’autres compositeurs, tel Iannis Xenakis, et cela a suscité chez eux, en réaction, d’autres réflexions théoriques personnelles.»
La théorie, dans la musique contemporaine, apparaît ainsi comme une nécessité à certains compositeurs confrontés à un changement sociétal, à un cadre perçu comme contraignant, ou encore à un nouvel univers, à la surprise. La compositrice franco-suisse Claire-Mélanie Sinnhuber avait perçu des correspondances entre certaines musiques traditionnelles japonaises et ses propres créations. Lors d’une résidence à Kyoto, cette artiste qui se définit comme «empirique» a alors empoigné la théorie, pour mieux maîtriser son propre travail: «Il fallait que je joue le jeu d’arrêter d’écrire et que j’essaie de comprendre. J’ai étudié le système de hauteurs dans la musique du nô, où il n’y a pas d’intervalle fixe, une tierce pouvant par exemple, selon l’instrument utilisé, devenir une quarte; cela m’a permis de me rendre compte de procédés similaires que j’utilisais de façon intuitive dans ma musique.»
Avoir conscience de ce que l’on fait: la réflexion théorique permet aux compositeurs d’aborder par la raison ce que nombre d’entre eux décrivent comme une émotion, une intuition, un feeling. Le langage utilisé pour cela n’a pas toujours besoin d’être conventionnel. Félix Bergeron, compositeur, batteur et enseignant à l’HEMU et à l’École de Jazz et de Musique Actuelle – EJMA, parle volontiers de «boules de son» pour l’un de ses projets musicaux: «Dans ma tête, ça se matérialise graphiquement.» Dans la lignée de John Cage ou de Cornelius Cardew, il utilise d’ailleurs des partitions graphiques, qui consistent à représenter la musique à jouer non par des notes sur une portée, mais par des lignes, des volumes, des cassures.
Comme dans les autres arts, la prise de distance rationnelle vis-à-vis de leurs oeuvres est vécue avec ambivalence par les compositrices et les compositeurs. «Passer par les mots, pour nous, musiciens, qui avons justement choisi les sons, c’est un peu comme essayer de parler une autre langue», dit Claire-Mélanie Sinnhuber. Ce principe de réflexivité est central dans les écoles d’art, qui demandent à leurs étudiantes et étudiants d’être capables d’expliquer les principes de leur action. Pour Nicolas Donin, il s’agit d’encourager cette recherche, sans pour autant qu’une thèse de doctorat soit nécessaire aux artistes pour leur permettre d’être considérés comme tels: «Il peut y avoir une normativité blessante dans l’exigence réflexive. Oui, on peut composer sans aucune pensée théorique. Et en même temps, il y a de la théorie qui se cache dans toute composition. Pour certaines personnes, c’est important de s’y confronter, pour d’autres non, et c’est très bien comme cela.»
La théorie peut apparaître avant, pendant ou après la composition: elle est dans un dialogue constant avec la pratique. Nicolas Donin cite le cas d’Arnold Schoenberg: son Traité d’harmonie, en 1910, formule des rêveries futuristes dont certaines, comme la «mélodie de timbres», sont déjà en gestation dans son atelier de compositeur tandis que d’autres, qui ont trait aux dissonances, se concrétiseront bien après sa mort. Cependant, si la théorie, quelle que soit sa temporalité, est toujours à côté de la création, elle n’en donne jamais la formule. Comme le rappelle Philippe Albèra, en citant Emmanuel Kant, «on ne peut pas tirer une loi de la Symphonie n°5 de Beethoven qui permettrait de la créer à nouveau, alors qu’on peut refaire les calculs de Newton pour arriver aux mêmes résultats que lui». Claire-Mélanie Sinnhuber parle d’une part essentielle, non explicable, dans «ce qui fait musique». «On a essayé de faire composer les fugues non terminées de Bach par des ordinateurs, ça n’a pas fonctionné.»
La théorie musicale bousculée par l’informatique
Précisément, l’émergence de l’informatique, depuis une quarantaine d’années, opère une transformation profonde dans la composition musicale. Les programmes de séquençage permettent de partir de matériaux préexistants infinis, ou presque, et de les agencer de manière très efficace, avec des possibilités non moins infinies. Même si, comme le rappelle Nicolas Donin, «l’immense majorité des oeuvres commandées par les institutions restent encore aujourd’hui des compositions écrites», ces nouveaux outils dispensent leurs utilisateurs de la maîtrise de la notation, et donc de celle du solfège, de l’harmonie et de la capacité d’écoute intérieure, autant de conditions indispensables à la composition dans le passé.
En transformant la pratique, l’informatique bouscule donc aussi la théorie. Tout programme suppose une vision de ce qu’est la musique, et s’appuie sur des savoirs historiques, devenus invisibles. Le solfège et l’harmonie, basés sur les mathématiques, sont synthétisés par les machines. «J’ai beaucoup appris en autodidacte et j’ai souffert d’un manque de théorie, explique Félix Bergeron, spécialisé en musique assistée par ordinateur (MAO). Mais, pour moi, c’était plus naturel de passer du temps à apprendre à utiliser ces programmes que de le consacrer à travailler mon solfège et mon harmonie. La MAO m’a permis de contourner mes carences dans ces domaines pour me concentrer sur ce que je sais vraiment bien faire: agencer les sons entre eux, faire du sound design.» Et le musicien de montrer, sur son écran, comment il utilise un «objet» numérique programmé par quelqu’un d’autre, qui ne sera pas pour autant cité comme coauteur, sur un projet en cours. En deux clics, l’outil en question permet d’appliquer les théories mathématiques d’Euclide à une séquence sélectionnée et d’écouter l’effet obtenu. «Si j’avais dû y réfléchir et mettre cela sur papier, cela m’aurait pris cinq jours.»
Pour Philippe Albèra, «cette tendance actuelle à travailler directement sur les matériaux, qui peuvent même être des échantillons de musique du passé, et de faire du montage sans passer par l’écriture nous fait évoluer vers une culture plus orale, comme dans des civilisations plus anciennes». Une évolution qui, comme les précédentes, pourrait provoquer un… besoin de théorie. Nicolas Donin l’observe notamment en Allemagne, où le philosophe Harry Lehmann a publié, en 2013, La Révolution digitale dans la musique. Cet ouvrage remet radicalement en question les notions d’auteur et d’oeuvre, jusqu’à imaginer une création musicale sans musiciens!
En attendant une autre théorie qui en pointe les limites?