Un collectif a expérimenté des approches du musée favorisant la participation et l’ouverture aux voix des minorités. Pour ce faire, il a adapté certains principes du pédagogue brésilien Paulo Freire en tenant compte des questionnements féministes, queers et post-coloniaux.

TEXTE | Marco Danesi

« Des projets artistiques collaboratifs engagés dans une réflexion sociale et citoyenne, en s’appuyant sur des stratégies issues des pédagogies critiques et féministes » : c’est ce que développe le collectif genevois microsillons, créé en 2005 à Genève par Marianne Guarino-Huet et Olivier Desvoignes, professeur·es à la Haute école d’art et de design – Genève – HEAD – HES-SO. L’ambition de ces démarches, qui se réfèrent aux travaux du pédagogue brésilien Paulo Freire (1921-1977), est de favoriser l’émancipation des protagonistes par rapport aux stéréotypes, aux discriminations et aux discours dominants qui les marginalisent.

Entre 2021 et 2022, microsillons a mené le projet Réinventer la pédagogie des opprimé·e·x·s (RPO) avec le concours des chercheur·es Mischa Piraud et Julia Torino. Son objectif consistait à expérimenter les principes freireiens dans l’univers de l’art contemporain et de la médiation culturelle avec des non-spécialistes invités à investir quatre musées romands : le Centre d’art contemporain (CAC) et le Mamco à Genève, le Musée cantonal des beaux-arts (MCBA) à Lausanne, ainsi que le Centre d’art Pasquart de Bienne. « RPO voulait dynamiter les citadelles culturelles pour y faire entendre d’autres paroles que celles habituellement autorisées, explicite le duo. Les musées, malgré les efforts d’ouverture des dernières années, restent largement élitistes tant à la tête des directions que parmi le public. »

Une émancipation collective

L’idée à la base du projet était d’inciter des collectifs de personnes racisées et/ou ayant une expérience de la migration à produire un objet ou un événement culturel présenté ensuite au public. En une formule : « Nous participons, nous nous émancipons ». Le « nous » est de mise, car l’émancipation ne peut être que collective, suivant l’un des postulats de Paulo Freire.

Dans les faits, une classe d’accueil de jeunes allophones a réalisé au CAC un film centré sur ce qui les motive à agir. Un groupe de femmes apprenant le français au sein de l’association Ostara – qui soutient les personnes migrantes à s’intégrer au monde du travail – ont enregistré des commentaires sonores d’œuvres du MCBA. Au Centre Pasquart, le collectif afroféministe Cabbak a composé une installation rendant compte de ses investigations au sujet des salons de coiffure biennois. Enfin, le collectif Trenza – composé de femmes ayant une expérience de la migration depuis l’Amérique latine – a traduit ses échanges au Mamco par la création d’une performance artistique. Les groupes ont décidé de façon autonome du thème de leur création, tout en dialoguant avec les médiatrices et médiateurs des institutions les accompagnant. De cette façon, ils ont pu porter collectivement leur intervention. Ils se sont focalisés sur leur histoire, leur appartenance, en accord avec leurs désirs, leurs attentes, et avec leurs mots. Sans se plier aux règles, ni à l’organisation des musées.

Rôle social et citoyen des musées

Cependant, Marianne Guarino-Huet et Olivier Desvoignes soulignent que « ces expé­riences, malgré leur force émancipatrice, ne visaient pas à révolutionner à plus long terme le fonctionnement des institutions culturelles qui ont accueilli le projet RPO ». Mais le duo note qu’il existe désormais un intérêt de leur part pour ces approches participatives et collaboratives qui insistent sur le rôle social et citoyen des musées par-delà leurs missions de conservation du patrimoine et de transmission de savoirs.

Cet intérêt se manifeste plus particulièrement au sein des services de médiation à l’affût d’approches et d’outils alternatifs favorisant la participation culturelle de publics qui ne fréquentent pas, ou que rarement, les musées, et dont les aspirations et les vues sont ignorées et marginalisées. Les actions de RPO – affranchies du cadre institutionnel – ont ainsi suscité et alimenté les réflexions des médiatrices et médiateurs au sujet de leurs pratiques à la lumière de ces démarches alternatives, et leur ont permis de se former à ces techniques. Marianne Guarino-Huet et Olivier Desvoignes constatent que ce projet a ouvert des brèches, même s’il reste encore beaucoup à faire pour réduire ce qu’ils appellent « la sélectivité sociale » des institutions culturelles et pour favoriser « l’inclusivité de celles et ceux dont les voix sont peu entendues ». Optimistes, ils considèrent que la multiplication de ces expériences devrait, au fil du temps, pousser les institutions culturelles à devenir des moteurs de « conscientisation », comme l’envisageait Paulo Freire. Le pédagogue brésilien a par ailleurs fait l’objet d’une recherche plus vaste de microsillons (reengagingfreire.ch), dont RPO est l’une des ramifications.

Paulo Freire à Genève

En effet, depuis une décennie, le collectif piste la présence de Freire à Genève au cours des années 1970. Ce travail, expliquent Marianne Guarino-Huet et Olivier Desvoignes, « a pour but à la fois de réinscrire Freire dans l’histoire de la pédagogie genevoise, de laquelle il était jusqu’il y a peu totalement absent, et de réengager sa pensée pour chercher des alternatives au modèle dominant dans l’éducation artistique ». Dans ce cadre, microsillons a mené des investigations historiques (archives, courriers à des personnes qui ont fréquenté Freire pour collecter les éléments d’une histoire orale) et a organisé des événements dits performatifs destinés à interroger l’héritage du pédagogue brésilien et à le réinventer à la lumière de ce début de XXIe siècle dans des réalités locales.

RPO, lui, cherchait « à adapter certains principes pédagogiques de Paulo Freire en tenant compte des questionnements féministes, queers et post-coloniaux, précisent les fondateurs de microsillons. Il va de soi aujourd’hui que l’opposition aux dominations fonctionne sur les plans de la classe, du genre et de la ‹race›. Afin de travailler à une stratégie collective nécessaire à l’émancipation individuelle, les écrits de Paulo Freire se révèlent d’une grande utilité. Il a notamment déclaré que ‹Personne ne libère autrui, personne ne se libère seul, les hommes se libèrent ensemble›. »

En 2023, le Musée d’art et d’histoire de Fribourg a organisé des ateliers-visites de « CORPUS Le corps et le sacré » destinés à des élèves de 9 et 10 ans. Cette exposition illustre les relations entre le corps et le sacré au moyen d’œuvres et d’objets allant du Moyen Âge à nos jours. La visite permet de se questionner sur la place et l’image du corps dans notre société actuelle, tout en faisant découvrir le phénomène étonnant des images consommées par les croyant·es de l’époque médiévale. En s’inspirant des œuvres observées durant la visite, les élèves ont réalisé un tatouage sur une peau de banane.