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Le potentiel du tricot en 3D, des podiums de mode aux graffitis

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Avec le projet TheKnitGeek-Research, une équipe de recherche explore les nouvelles esthétiques de la maille. Son rêve ultime: créer une machine hybride «hackée» qui tricoterait en 3D, motifs inclus.

TEXTE |  Jade Albasini

Certains ont froncé les sourcils lorsque Valentine Ebner a lancé son atelier dédié au tricot. C’était en 2016 à la Haute école d’art et de design – HEAD – Genève – HES-SO. Cette industrie textile était alors souvent réduite à la confection de chaussettes et de bonnets. Mais le vent a tourné: même les plus critiques ont désormais saisi l’ampleur d’un artisanat qui retrouve ses lettres de noblesse. «Depuis quelques années, le tricot n’est plus une pratique réservée aux grands-mères, mais bien une méthode de confection qui plaît aux jeunes designers», explique Valentine Ebner, professeure de design mode à la HEAD – Genève.

Pour preuve, Kevin Germanier, le styliste valaisan en vogue à Paris qui habille les stars, utilise beaucoup le tricot dans ses vêtements. Il faut dire que les aiguilles n’ont jamais vraiment quitté l’univers de la mode. Elles ont été jusqu’à envahir le sportswear. Des baskets, comme les fameuses Flyknit de Nike, en sont recouvertes. On retrouve aussi ces techniques dans les sièges de voiture ou les meubles, dont une gamme entière en 3D chez IKEA. Plus surprenant, certaines enceintes électroniques sont constituées de mailles, de même que des pansements dans le milieu médical. En réponse à la demande de ces marchés, des écoles de design et de mode ont mis en place des masters spécialisés en knitwear. «Ces instituts ont accès à des machines industrielles et ils collaborent avec des techniciens», précise Valentine Ebner. Un investissement de taille nécessaire car qui dit designer ne dit pas forcément ingénieur: «Ce n’est pas parce qu’on sait faire des vêtements qu’on gère les outils pour le tricot en trois dimensions.»

Des machines industrielles au coût exorbitant

Dans sa classe, impossible pour la professeure d’avoir accès à des machines de compétition chapeautées par des spécialistes. Elle réfléchit alors à une solution innovante pour que ses élèves puissent aborder les esthétiques infinies de la 3D. L’objectif consiste à donner vie à des prototypes de qualité et confectionner ensuite des micro-séries. «Pour les designers qui se lancent, tricoter à la main est chronophage. La version industrielle requiert une masse de production qui engrange des coûts. Quant aux machines domestiques sur lesquelles on travaille actuellement, elles ne sont pas assez performantes et se cassent.» De plus, ces dernières ne composent pas toutes les fantaisies dessinées par les apprentis.

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Depuis quelques années, le tricot n’est plus une pratique réservée aux grands-mères, mais bien une méthode de confection qui plaît aux jeunes designers, explique la professeure en design mode Valentine Ebner. Photo © Thierry Parel

En septembre 2018, Valentine Ebner lance le projet de recherche appliquée TheKnitGeekResearch, financé par le fonds stratégique de la HES-SO. Elle bénéficie de l’aide d’un ingénieur en génie du système industriel, Fabien Degoumois. Doué pour matérialiser les idées, celui qui travaille pour le Master Innokick – Integrated Innovation For Product and Business Development – de la HES-SO à Renens connaît les Fablabs (des lieux ouverts au public dans lesquels on peut fabriquer ou réparer des objets, ndlr) sur le bout des doigts. «Dans ces makerspaces, j’observe une forte tendance autour du textile», confirme cet expert. Nina Gander, collaboratrice artistique à la HEAD – Genève, les rejoint dans l’aventure. Ensemble, le trio commence par façonner une machine hybride, entre la domestique et l’industrielle. L’objectif? Lui faire tricoter des vêtements en moyenne jauge, ce qui correspond à de la laine de moyenne épaisseur, la plus utilisée pour les pulls d’hiver. Mais aussi en fully-fashioned, ce qui, dans le langage des professionnels de l’aiguille, se réfère à des vêtements comme des pulls réalisés en une fois, sans coutures et sans déchets. «Les pièces sortent de la machine en un morceau. Il reste ensuite à faire des retouches pour les finitions», précise Valentine Ebner.

La principale limitation de cette machine maker est qu’elle ne produit que des tubes de différentes dimensions. L’équipe cherche à lui faire dessiner des formes bombées, à l’image d’un sablier. «Ce n’est pas si simple de tricoter en 3D car il faut modulariser les aiguilles», souligne la professeure. En parallèle, le trio planche sur une interface où les étudiants enverraient leur patron via leur smartphone pour lancer la production à distance. «Bien sûr, nous rêvons d’inventer une machine à tricot qui se comporte comme une imprimante 3D, explique Fabien Degoumois. On dessine sur le logiciel et on lance en un clic la confection. Ce serait faisable. Mais nous n’y sommes pas encore.» Quelle que soit son avancée technologique, l’ingénieur tient à préciser que l’humain restera toujours présent «dans la boucle».

Hacker une vieille machine pour produire des motifs

Mais la quête de cette équipe de pionniers de la maille continue. En août 2019, dans le cadre d’une exposition à la Maison des arts électroniques de Bâle, ils trafiquent une vieille machine Brothers des années 1980 pour réaliser d’autres essais. «Influencés par le projet All Yarns Are Beautiful, qui fournit un moyen alternatif de contrôler cette machine à l’aide d’un ordinateur, nous l’avons hackée pour qu’elle produise tous les motifs possibles, raconte Fabien Degoumois. En prenant n’importe quelle photo, le tricot du cliché se réalise.» Dans cette perspective dite d’upcycling, soit la deuxième vie d’un objet obtenue en augmentant ses fonctionnalités, leur trouvaille génère des confections dont la limite n’est que la créativité. Ils imaginent alors combiner la machine hacker avec le dispositif maker pour donner naissance à un appareil complet. Celui-ci tricoterait non seulement les formes en 3D, mais pourrait aussi effectuer n’importe quel dessin en fil.

Le potentiel est immense. Pas seulement au niveau artistique, mais également dans une optique mercantile. A prix raisonnable, l’équipe pourrait la commercialiser à des privés comme des designers émergents ou d’autres institutions qui n’ont pas les moyens d’avoir des versions industrielles, qui d’ailleurs ne proposent pas encore l’éventail de ces possibles.

Des associations pourraient aussi montrer leur intérêt, car les mailles prennent parfois une dimension politique: on parle alors de craftivism. Sur le site web Ravelry, la communauté mondiale du tricot aux 8 millions d’abonnés, des activistes se réunissent souvent et créent des projets. Par exemple, Tempestry Project est une collaboration continue qui présente les données du changement climatique à travers des confections en tricot et crochet. D’autres productions s’affichent directement dans le paysage urbain sous l’appellation Yarn Bombing, traduit par «tricot-graffiti». Des groupes féministes s’emparent aussi des pelotes souvent associées à leur genre pour les revisiter et y incorporer des dénonciations sexistes. En Suisse, des tricots-graffitis colorient le PALP Festival à Martigny. Depuis plusieurs éditions, le Gang du Tricot de la ville habille les arbres et les sculptures. Une manière de rendre hommage à leur cité… Mais surtout à leur artisanat en effervescence.