Au moment de l’officialisation de la séparation, l’influence économique de la progéniture peut peser plus qu’on ne le pense.

TEXTE | Andrée-Marie Dussault
IMAGES | Warren Harold

Lorsque les parents divorcent, les enfants ne jouent aucun rôle économique, en principe. Ils sont censés être tenus à l’écart de la dimension financière et des règlements de compte. En revanche, en y regardant de plus près, une enquête conduite par des étudiantes de l’Université de Fribourg sous la direction de Caroline Henchoz, professeure à la Haute école de travail social de la HES-SO Valais-Wallis, montre le contraire. Menée dans le cadre d’un séminaire de recherche du Master en sociologie au printemps 2019, elle met en évidence que les enfants sont souvent impliqués et cela, contre leur gré.

Les témoignages de dix adultes (sept femmes et trois hommes) et de dix enfants mineurs lors du divorce (sept filles et trois garçons) ont été recueillis. Selon les statistiques suisses, la majorité des 
divorces surviennent lorsque les enfants sont adolescents. En 2019, plus d’un couple sur quatre a divorcé (plus de 11’500 enfants mineurs étaient concernés) et d’après l’Office fédéral de la statistique, deux couples sur cinq se sépareront. «Nous nous sommes rendu compte qu’indirectement, même si c’est très peu visible, les enfants avaient une certaine influence économique lors du divorce», explique Caroline Henchoz. Les parents ne leur parlaient pas des questions d’argent, poursuit-elle, une logique de préservation prévalant. «D’ailleurs, les enfants ne souhaitaient pas être informés. Et les parents n’avaient pas forcément l’énergie ou les ressources pour en discuter avec eux, s’agissant de situations très émotionnelles.»

Les enfants s’expriment devant le juge

Or, dès 11-12 ans, les enfants sont invités à s’exprimer devant le juge, notamment sur leurs préférences par rapport à leur domicile principal. Cela a des répercussions, indique la professeure. «Par exemple, les enfants peuvent être contraints de rendre des comptes à une mère ou un père fâché qui a l’impression que l’autre parent les a montés contre elle ou lui.» Elle ajoute qu’il y a aussi des conséquences économiques, dans la mesure où les préférences de garde de l’enfant influenceront la pension alimentaire ; qui la versera et quel en sera le montant.

La majorité des adultes interviewés voulait se séparer dans les meilleures conditions possibles. Mais la réalité est complexe, ce n’était pas toujours facile, souligne la sociologue. «Les relations peuvent se durcir lorsque les questions financières 
sont abordées, entraînant des tensions. Le “débiteur” peut avoir le sentiment de trop payer, de subir une injustice. Il peut vouloir qu’on lui rende des comptes.»
«A l’inverse, le parent “créancier” peut percevoir ses demandes comme une surveillance intolérable, d’autant plus lorsqu’elle ou il estime que la pension ne tient pas compte de tous les frais qu’implique le fait d’élever un enfant», explique-t-elle. L’argent est un catalyseur qui permet d’exprimer du ressentiment, mais aussi de la solidarité ou, encore, de la culpabilité. «Par exemple, un homme qui avait quitté son épouse pour une autre femme était prêt à verser plus pour cette raison.»

Les liens économiques perdurent après le divorce

Le divorce ne se termine pas lorsque la séparation est sanctionnée devant le juge, le lien économique entre les ex-conjoints demeure, soutient Caroline Henchoz, rappelant qu’il prend fin lorsque les enfants sont majeurs et ont terminé leur formation. «Les questions financières permettent de régler des comptes, d’embêter, mais souvent de maintenir un lien; c’est pour cela que certaines femmes refusent toute contribution économique pour rester indépendantes, quitte à assumer une situation très difficile.»

Ce que l’équipe de recherche a également relevé, c’est que les enfants semblaient très isolés pendant le processus de séparation. «Ceux-ci n’étaient pas dupes, ils voyaient que la relation entre leurs parents était détériorée ; que l’un d’entre eux dormait sur le canapé, qu’ils se taisaient lorsqu’ils entraient dans la pièce; ils ressentaient les tensions.» Mais il y a peu d’échanges entre parents et enfants à ce moment-là sur ce qui se passe. Les premiers se tournent vers d’autres adultes pour 
obtenir du soutien, tandis que les seconds en parlent peu autour d’eux. Une fois que la situation se clarifie, cet isolement semble se résorber.

«Nous avons pu observer que ce n’est pas tant le divorce qui est traumatique ; ce sont les éventuelles disputes, frictions ou violences. Pour certains enfants, le divorce de leurs parents est, au contraire, un soulagement. C’est lorsque la situation est conflictuelle que c’est le plus difficile», observe Caroline Henchoz. Ce qui était particulièrement mal vécu par des enfants était aussi d’être utilisés comme messagers entre les parents, relève-t-elle, ou de voir leur père ou leur mère souffrir. «La plupart ne voulaient pas prendre parti pour l’un d’entre eux.»

Ce qui est également revenu souvent, c’était la réactivation de stéréotypes genrés, tant dans le discours des enfants que de celui des parents. «Nous avons constaté une tendance à considérer le père comme “généreux” et la mère comme “cupide”; celle-ci était perçue comme plutôt gagnante et l’homme plutôt perdant dans l’affaire», fait valoir la sociologue, alors que les statistiques montrent clairement que les femmes sont plus à risque de pauvreté après un divorce.

L’idée que l’homme verse trop était très présente, signale-t-elle, rappelant qu’en général ce sont les femmes qui gèrent les dépenses courantes concernant les enfants. «Souvent, les hommes ont une méconnaissance de ce que coûte un enfant et pensent parfois faire des sacrifices injustifiés. Le divorce coûte cher aux deux parties.»


Trois questions à Jean-Pierre Tabin

Jean-Pierre-Tabin
Jean-Pierre-Tabin. Photo ©Thierry Parel

La pauvreté des femmes divorcées n’est pas une conséquence de la séparation, mais bien des rapports sociaux de sexe, considère le sociologue et professeur honoraire à la Haute école de travail social et de la santé Lausanne – HETSL – HES-SO Jean-Pierre Tabin.

Vous pointez du doigt le patriarcat comme origine de la pauvreté des femmes. Pourquoi?

Car c’est le système d’exploitation des femmes par les hommes, mis en lumière par la recherche féministe, qui l’explique. Dans les couples, les tâches ménagères comme le soin des enfants, des personnes âgées ou malades sont très majoritairement assumées par les femmes. Sans ce travail non rémunéré, les hommes ne pourraient pas être aussi disponibles pour l’emploi. Il y a cinquante ans, en Suisse, l’idéal du couple reposait sur l’homme gagne-pain et la femme au foyer. Aujourd’hui, si le modèle normatif est plutôt celui de la mère occupant un emploi à temps partiel, les femmes continuent à assumer la majeure partie du travail domestique. Ce partage des tâches a des conséquences sociales.

L’organisation de la protection sociale touche-t-elle les femmes et les hommes différemment?

Le chômage ou la prévoyance professionnelle sont réservés aux personnes salariées, qui ont également une bien meilleure protection contre les accidents que les personnes au foyer. Comme la protection sociale varie selon le revenu de l’emploi, elle n’est pas identique pour une personne travaillant à temps partiel ou à temps plein, ni pour les hommes et les femmes puisque les salaires des femmes continuent d’être inférieurs aux salaires masculins. Le retrait complet ou partiel de l’emploi qui caractérise de nombreuses carrières féminines a pour conséquence une moins bonne protection sociale. Comme elles ont moins accès aux assurances sociales, il ne leur reste souvent, en cas de nécessité, que l’aide sociale.

Vous remettez en question l’expression «familles mono-parentales» pour désigner les femmes qui élèvent seules leurs enfants…

Parler de «famille monoparentale», c’est faire comme si l’origine du problème était la séparation. La dénomination «mère seule avec enfant(s)» permet de pointer les 
inégalités entre femmes et hommes. Si elles sont si nombreuses à vivre de l’aide sociale, c’est parce qu’elles ont abandonné (partiellement ou complètement) leur emploi ou leur formation pour s’occuper des enfants, et qu’elles en assumeront la garde après le divorce. Leur pauvreté n’est donc pas une conséquence de la séparation, mais des rapports sociaux de sexe.