La photographie ne peut pas disparaître. Mais le travail des artistes est bouleversé par les nouvelles technologies. Le point sur les évolutions du métier et ses nouvelles pratiques avec Milo Keller, professeur à l’ECAL.
TEXTE | Jade Albasini
PHOTOGRAPHIE | Sébastien Agnetti
«Le ‘photographe’ n’a plus forcément besoin de photographier», considère Milo Keller, à la tête des filières Bachelor et Master en Photographie de l’ECAL/Ecole cantonale d’art de Lausanne. Face à l’invasion d’images, à la prolifération des écrans et la frénésie des réseaux sociaux, il est nécessaire pour les professionnels d’entamer une réflexion sur leur place et leur rôle. «Le travail d’amener un autre regard sur le monde garde toute sa place, poursuit le professeur. Mais l’artiste doit désormais trier et garder le cap dans la tempête des images, afin de dégager sa propre interprétation.»
Dans un récent ouvrage collectif baptisé Augmented Photography, réalisé en collaboration avec des étudiants, des curateurs et des artistes, Milo Keller réalise un état des lieux de l’art photographique contemporain et entame une analyse du devenir de la photo 4.0. En tant que professeur, il se doit également d’adapter ses programmes d’études en fonction des évolutions futures. Rencontre et explications.
Que signifie le titre de votre ouvrage Augmented Photography?
La «photographie augmentée» sous-entend toute image recalculée, améliorée, retravaillée. L’imagerie digitale a été décuplée par les réseaux sociaux. Chaque porteur de smartphone peut se revendiquer créateur d’images augmentées. Il faut savoir qu’à l’intérieur de ces appareils, l’image photographique est instantanément recalculée par une série d’algorithmes pour avoir un rendu plus réel. Réinterprétée, elle est donc «augmentée» au sens propre. Sinon elle serait illisible, vu la basse qualité des appareils.
À chaque révolution technologique, on annonce la mort de la photographie dite traditionnelle. Quel état des lieux actuel dressez-vous?
La photographie ne peut pas disparaître. Les nouvelles technologies lui empruntent de nombreux outils. Prenez la construction d’une réalité virtuelle sur un logiciel. Ce dernier dessine les images de synthèse en se basant sur les notions de focale, de lumière, d’axe… Des notions purement photographiques ! Même constat dans l’univers des jeux vidéo: il existera toujours des ponts solides entre images réelles et virtuelles. La tendance, comme sur Instagram, d’octroyer au numérique un aspect organique – avec ces filtres romantiques qui rappellent le grain d’images à l’argentique – démontre la force de ces interrelations.
Quels impacts significatifs ont ces mutations sur le métier de photographe?
Tout d’abord, je pense que le terme de photographe est devenu «obsolète». Il amène une sorte de confusion. Le mieux serait de parler de réalisateur d’images réelles et virtuelles. Comme ces dernières sont aujourd’hui vite produites, vite postées, vite oubliées, le professionnel se doit de créer autre chose que ce bruit visuel. Son rôle est de contrôler l’automatisation du flux d’images. Et comme il est impossible d’y échapper, notamment avec l’effervescence d’internet, le «photographe» a pour mission d’apprendre à apprivoiser ces outils technologiques pour les hacker, les détourner, afin d’amener une vision plus personnelle et artistique.
Revenons à votre ouvrage collectif. Quelles sont vos principales découvertes?
Cette publication représente un petit état des lieux de l’art photographique contemporain. Je l’ai réalisée avec le photographe Maxime Guyon et le sociologue Joël Vacheron, en association avec les étudiants du Master en Photographie. Nous souhaitions lancer une conversation afin d’articuler une pensée didactique pour adapter le programme d’étude en fonction des résultats. Sur la base de nos recherches, deux grandes tendances sont apparues: la diffusion virale et digitale du visuel face à la matérialisation de l’image sur d’autres supports. Ce que je résume par le besoin de sortir de la bidimensionnalité. Les travaux des élèves ont d’ailleurs beaucoup utilisé les installations ou les constructions 3D pour lire la photographie autrement. Ils jouent sur les codes de perception et les textures.
Quelle sera la place de ces travaux dans un univers photographique bouleversé par les nouvelles technologies?
Face à la grande répétition d’images, la prolifération des écrans et la gourmandise des réseaux sociaux, il est nécessaire d’avoir des créatifs qui sortent du lot. Nous sommes envahis par des clichés de coucher de soleil et de selfies à la plage. Une banque de données mondiales que je juge personnellement «ennuyeuse». Le travail professionnel de décliner, d’amener un autre regard sur le monde, comme la slow photography – ou le slow journalism – a toute sa place. L’artiste doit trier. Garder un cap dans la tempête d’images. Parfois, je me dis même que le «photographe» n’a plus forcément besoin de photographier. Il peut simplement utiliser le flot existant d’images et recomposer avec cette matière première pour dégager sa propre interprétation.
Quelles sont les autres évolutions marquantes qui ressortent de votre ouvrage?
L’analyse du curateur digital Marco De Mutiis sur les déambulations photographiques dans les paysages virtuels des jeux vidéo est très étonnante. Ces gamers réalisent des prises de vue entre les parties, comme on conserverait une image d’un voyage à l’étranger. Vous imaginez? Le texte Computation ate camera de Nicolas Nova, professeur à la Head–Genève, apporte aussi une analyse intéressante sur les visions automatiques des nouvelles caméras. Concernant l’avènement de l’intelligence artificielle dans l’industrie de la photographie, le principal risque reste l’homogénéisation des contenus. Créer ce que je surnomme le hamburger de la photo.
Vous traitez également du phénomène de la perception de ces nouvelles images. Pouvez-vous en dire plus?
À titre d’exemple, un passage de Joël Vacheron dans ce livre revient sur la NASA qui, dans sa conquête photographique de l’espace, a décidé de colorer les clichés pour attirer l’œil du public. La manipulation des images est un sujet riche. Et la faculté de l’être humain à les déceler également. Dans un article transversal, l’historien de l’art Claus Gunti retrace, de son côté, notre rapport à la perception à travers l’Histoire de la photo: de la camera obscura en passant par les films de Disney jusqu’aux dernières innovations high-tech. On s’interroge également sur l’éducation de l’audience muséale face à ces nouvelles formes artistiques.
La question de l’indexation, notamment sur les moteurs de recherche, est aussi soulevée. Pourquoi?
À l’ère Google, dans la marée que représente internet, l’indexation d’une image est vitale. La citation de ma collègue Estelle Blaschke, historienne de l’art, résume toute cette problématique 4.0: «Une image est inutile si elle ne peut pas être trouvée rapidement. Une image est inexistante si elle ne peut pas être trouvée du tout.» Il faut donc que les artistes maîtrisent les codes de la classification numérique pour être visibles et pérenniser leur carrière.