La profession d’infirmière est marquée par des stéréotypes qui constituent un frein au développement de son leadership. Jacques Chapuis, directeur de l’Institut et Haute École de la Santé La Source – HES-SO à Lausanne et infirmier, analyse les évolutions en cours, au-delà des apparences.
TEXTE | Geneviève Ruiz
Assistante du médecin, jeune et sexy, gentillesse innée… L’infirmière est une icône. Pourquoi ces représentations sont-elles aussi ancrées?
Il faut d’abord préciser que ces stéréotypes sont éloignés de la profession d’infirmier·ère et de sa pratique quotidienne. Celle-ci comprend notamment la promotion de la santé, la prévention des maladies, ainsi que les soins aux personnes malades ou en fin de vie. En gros, l’infirmier·ère est un ou une experte en soins infirmiers.
L’image de la profession est fortement marquée par un schéma triangulaire comprenant la mère, la sainte et la prostituée, qui n’est par ailleurs pas propre aux infirmier·ères. Cela s’explique notamment par l’histoire du métier. Pour faire court, avant le Moyen Âge, nous avions des femmes guérisseuses qui apportaient des soins aux accouchées et aux mourants. Puis les congrégations religieuses ont étendu leur mainmise sur ces domaines jusqu’au XIXe siècle. C’est à ce moment que s’est construite l’image de la bonne soeur qui se sacrifie pour sauver les faibles.
Les progrès de la médecine ont ensuite entraîné des confrontations avec les religieuses. Ils ont fait de l’infirmier·ère un appendiculaire du médecin. Puis, durant ces cinquante dernières années, les avancées thérapeutiques et technologiques ont justifié un développement des compétences des infirmier·ères, ainsi qu’un renforcement de leur autonomie et de leurs responsabilités. Malgré cette professionnalisation, l’image que la société se fait des infirmier·ères est restée fortement ancrée dans des représentations proches de l’activité féminine, au coeur de la sphère domestique, ainsi que dans une posture d’assistanat au médecin.
Pour quelles raisons ces conceptions persistent-elles?
Il n’y a pas de réponse simple. Ce métier, exercé à 85% par des femmes, a longtemps été victime de préjugés machistes, qui considèrent les soins comme des compétences innées, maternelles, ne nécessitant pas de formation supérieure. L’image angélique et héroïque de la profession, qui motive bon nombre de «vocations», s’avère piégeante lorsqu’on souhaite structurer un discours sur l’expertise des soins infirmiers.
De manière générale, je dirais que la profession d’infirmier·ère est marquée par la dichotomie entre don et pouvoir. Le don se réfère à l’aspect maternel, à l’effacement de soi pour s’occuper d’un autrui malade, parfois repoussant. Le pouvoir, c’est la technologie, l’affirmation de soi et la capacité de prendre des décisions. Des attributs considérés comme masculins dans notre société, qui caractérisent en particulier les médecins. Pour des raisons historiques et sociologiques, la profession d’infirmier·ère peine à conquérir son pouvoir au sein de sa sphère d’étendue de pratiques, contrairement aux médecins. Certaines explications s’appuient sur le fait que les soins infirmiers s’organisent en contact direct avec les corps malades, la mort, les fluides, l’indicible et l’invisible: autant d’éléments refoulés dans notre société de performances. Il est évident que les stéréotypes liés à la profession, et souvent intégrés par les infirmier·ères elles-mêmes, constituent un obstacle à l’affirmation de leur professionnalité et de leur leadership.
Mais le statut des infirmières a tout de même beaucoup évolué ces dernières années… Bien entendu. À commencer par la formation, qui a intégré le cursus des hautes écoles spécialisées en 2002. Depuis 2007, il est possible de poursuivre les études en soins infirmiers jusqu’au master et au doctorat en Suisse romande. Ces évolutions reflètent la complexification des soins et la demande pour du personnel infirmier qualifié, qui constitue un gage de sécurité pour les patient·es. Mais ces progrès ne devraient pas faire oublier les tensions politiques qui perdurent au niveau fédéral quant à la définition de la profession. La vision de l’infirmier·ère basée sur une expertise pointue doit toujours affronter celle de l’infirmier·ère dévouée, qui n’aurait besoin que de gentillesse et de bon sens pour effectuer des tâches de nettoyage et de réconfort. Cette dernière image est présente au plus haut niveau politique, particulièrement en Suisse alémanique. Elle est violente car elle renvoie les soins infirmiers à cette sphère domestique qui, dans notre société, n’a aucune valeur économique. Concrètement, il en ressort l’idée de former les infirmier·ères au rabais, avec des cursus courts basés essentiellement sur des stages pratiques.
Le seul aspect qui met tous les politiques d’accord reste la lutte contre la pénurie du personnel infirmier. Tout le monde comprend que le système de santé s’effondrerait sans cette profession. Mais les réponses fédérales et cantonales ne se sont situées jusqu’ici qu’en termes de stratification de la formation infirmière et d’un nivellement par le bas censé augmenter les effectifs, ce qui constitue un leurre historiquement démontré. En gros, on croit remplir une baignoire alors qu’elle se vide: en moyenne, les infirmier·ères, insatisfaites, quittent la profession une quinzaine d’années après leur diplôme.
Est-ce le manque de reconnaissance qui est en cause?
Le discours sur le manque de reconnaissance de la profession, dont l’aspect salarial n’est qu’une partie, perdure depuis si longtemps qu’il a intégré son identité. C’est négatif, car elle s’enferme ainsi dans un registre doloriste. Or la reconnaissance ne s’obtient pas des autres, elle se conquiert! C’est une lutte de longue haleine. Pour cela, les infirmier·ères doivent commencer par s’affirmer et par modifier l’image qu’elles ont d’elles-mêmes. Elles sont encore nombreuses à se contenter de postures subalternes ou à effectuer des tâches aussi essentielles que complexes dans l’ombre, tout en attendant un peu passivement de la reconnaissance.
Durant la pandémie, de nombreuses infirmier·ères ont été touchées par les applaudissements aux fenêtres et ont pensé naïvement que cela se traduirait par une revalorisation de leur profession. Mais un changement de statut s’obtient uniquement par un investissement politique. À l’heure actuelle, les infirmier·ères ne font pas encore assez peur aux représentants politiques pour que les lignes bougent, pour que les assurances-maladie financent correctement les soins infirmiers ou pour disposer de plus d’autonomie. Imaginez seulement, une infirmier·ère à domicile doit encore demander l’autorisation au médecin pour prescrire des bas de contention…
En Amérique du Nord, la situation des infirmières est différente. Pourrait-on s’en inspirer?
Le premier doctorat en soins infirmiers a été delivré à New York en 1942. Il faudra attendre plus de 70 ans pour que cela se produise à Lausanne. La structuration de la profession d’infirmier·ère et du discours sur les soins infirmiers est bien plus ancienne en Amérique du Nord. La profession s’y affirme avec davantage de confiance. Les infirmier·ères praticien·nes spécialisé·es (IPS), qui établissent des diagnostics, prescrivent des médicaments et effectuent des actes médicaux, y sont bien implantées. La plupart des patient·es les consultent en premier recours. Elles ne les orientent vers un médecin que lorsque la problématique l’exige. Cela fonctionne très bien, on utilise mieux les compétences des médecins et on diminue les coûts de la santé. Je connais plusieurs médecins qui ont collaboré étroitement avec des IPS aux États-Unis et qui ont relevé les avantages de ce système. Mais, de retour en Suisse, ils reviennent rapidement aux anciennes habitudes et s’accommodent d’infirmier·ères moins autonomes. Pour rappel, dans le canton de Vaud, le statut d’IPS n’a été créé qu’en 2017. Cela dit, les infirmier·ères d’Amérique du Nord sont confrontées aux mêmes stéréotypes que dans le reste du monde. Mais elles ont une politique plus volontaire de modifier cette image, à la fois dans la société et au sein de la profession. Des organisations comme The Truth about Nursing mènent des campagnes de sensibilisation à travers des clips ou attaquent carrément les séries télévisées qui transmettent une image dégradée des infirmier·ères.
Quelle image souhaiteriez-vous donner de la profession infirmière?
J’aimerais valoriser son expertise, tout simplement. Même si les soins infirmiers regroupent une grande diversité de spécialisations, ils relèvent de l’evidence-based practice 1L’«evidence-based practice» (EBP) – ou pratique fondée sur les preuves en français – est une approche interdisciplinaire de la pratique clinique apparue dans les années 1990. D’abord appliquée en médecine, elle s’est ensuite propagée aux professions paramédicales. Elle insiste notamment sur la nécessité de baser les décisions de soins sur les dernières études scientifiques.. Elle forme la base de la pratique quotidienne des infirmier·ères, que ce soit en lien avec leurs gestes techniques ou relationnels. Le champ de recherche en soins infirmiers n’a cessé de se développer ces dernières années et ces savoirs apportent une plus-value aux patient·es, ainsi qu’à tout le système de santé en termes de qualité et de sécurité sanitaire, de bien-être social ou de prévention. Avec la transition numérique en cours, les ingénieur·es proposent quotidiennement de nouvelles solutions, incluant le recours à l’intelligence artificielle. La question de l’acceptabilité et de l’utilité d’une innovation, tant par les patient·es, leur entourage, que par les professionnel·les, se pose de manière aiguë. En tant qu’expert·es appelées à assurer la transformation des pratiques dans un mouvement allant vers un renforcement des soins à domicile, les infirmier·ères joueront un rôle décisif à l’avenir. Les hautes écoles doivent donc dès aujourd’hui former une relève capable d’un fort positionnement interprofessionnel.