Malgré leur présence accrue sur scène, les musiciennes subissent des discriminations. La division sexuée du travail musical demeure importante. Les instruments, les types de postes et les rôles ne sont toujours pas également distribués.
TEXTE | Andrée-Marie Dussault
Un petit 14%: c’est la proportion d’étudiantes dans les filières jazz et musiques actuelles de l’HEMU – Haute École de Musique – HES-SO. Bassiste et étudiante en jazz, Cléa Pellaton, 33 ans, préside l’association des musiciennes étudiantes du Flon (AMEF), fondée en juin 2020. «Nous l’avons créée pour améliorer, en collaboration avec l’institution, les conditions dans lesquelles nous évoluons et pour augmenter notre visibilité, notamment dans le milieu professionnel, où nous sommes souvent marginalisées», explique-t-elle. Parmi les contraintes vécues par les étudiantes, la musicienne cite la «bromance», ces fortes amitié et solidarité masculines qui tendent à exclure les femmes. «Souvent, les hommes jouent entre eux, ‹entre potes›. Ils adoptent – pas forcément consciemment ou méchamment – une forte complicité et des comportements qui peuvent d’emblée exclure les femmes.» Certains croient parfois que celles-ci ne sont pas capables, surtout si leur instrument est considéré comme «masculin». «Les femmes doivent sans cesse prouver plus que les hommes et cela peut générer un manque de confiance en elles», indique Cléa Pellaton. Elle observe par ailleurs des difficultés dans la gestion des rapports humains. «Avec un homme, on voit un musicien, tandis qu’avec une femme, on voit d’abord une femme, ce qui peut provoquer des remarques déplacées, par exemple, sur l’habillement. Il faut parfois recadrer; on est là pour travailler, pas pour la drague.»
La tessiture grave associée au masculin
Cléa Pellaton joue de la basse électrique, un instrument plus imposant qu’une guitare standard, qui requiert une grande force dans les mains. Il s’agit d’un instrument grave – on assimile une tessiture grave au masculin – qui soutient les autres et qui est associé à la puissance «que seul un homme pourrait lui donner, selon certains. On dit d’ailleurs que son jeu doit être ‹couillu›», remarque l’étudiante. Dans un groupe, la basse et la batterie doivent bien s’entendre: «La complicité est difficile à créer lorsque le batteur – j’ai encore rarement joué avec des batteuses – ne me fait pas confiance.»
Directrice de la recherche à l’HEMU, Angelika Güsewell a travaillé sur les questions de genre dans le jazz. Si les femmes y ont toujours été présentes, «c’est avant tout comme chanteuses, moins comme instrumentistes», relève-t-elle. Aujourd’hui encore, les femmes sont sous-représentées dans les formations professionnelles. Il n’est toutefois pas simple d’augmenter leur nombre. «La marge de manoeuvre des hautes écoles de musique est réduite, car lors des examens d’admission, les candidat·es sont sélectionnés selon leur niveau. Or il y a régulièrement moins de jeunes femmes qui se présentent.» Pourquoi? «Le jazz est une musique qui s’improvise, souvent apprise en autodidacte; les jam-sessions ne constituent pas forcément un environnement où les femmes se sentent à leur aise», explique-t-elle, soulignant que le jazz reste un milieu compétitif. «Jouer dans des clubs le soir convient davantage aux hommes qui ont aussi plus de facilité à se vendre. Les femmes se tournent plus fréquemment vers l’enseignement, or les postes sont moins nombreux dans des écoles de jazz que classiques.»
Selon Angelika Güsewell, le contexte familial, et les stéréotypes qu’il véhicule, joue aussi un rôle: ce qu’on fait écouter aux enfants, à quels concerts on les amène, dans quelle école de musique et pour quel instrument on les inscrit. «Cela influence l’identité musicale des jeunes.» C’est donc sur les représentations tant des parents que des enfants qu’il faut travailler, par exemple, en veillant à ne pas reproduire les stéréotypes de genre dans la communication visuelle des écoles de musique: «En montrant des petites filles jouant du saxophone ou de la batterie, pas juste de la flûte traversière en tutu rose.»
Les choses évoluent, mais l’image des instruments reste genrée
Déléguée égalité-diversité de l’HEMU, Estelle Vidon estime que les choses ont bougé ces dernières décennies. «Par exemple, on trouve de plus en plus d’hommes harpistes ou chanteurs de jazz. Dans la musique classique, le piano, notamment, est joué grosso modo tant par les femmes que les hommes.» En effet, en musique classique, la situation est différente. Dans les années 1970, la présence des musiciennes était exceptionnelle dans les orchestres permanents, rappelle la musicologue et sociologue Hyacinthe Ravet, chercheure à l’Institut de recherche en musicologie, professeure et vice-doyenne égalité-lutte contre les discriminations à la Faculté des lettres de la Sorbonne Université: «Désormais, les femmes y sont plus nombreuses, représentant actuellement environ un tiers des instrumentistes. Mais la division sexuée du travail y demeure importante. Les instruments, les types de postes et les rôles ne sont pas également distribués entre les sexes. Il y a notamment moins souvent de femmes solistes ou cheffes de pupitre», observe-t-elle.
Hyacinthe Ravet fait aussi valoir que les instruments pourraient être considérés comme étant neutres vis-à-vis du genre, mais que, implicitement, ils sont extrêmement chargés en stéréotypes. Qu’est-ce qui fait que certains instruments ont une image «féminine» (comme la flûte traversière aujourd’hui) ou «masculine» (comme le trombone)? La manière dont l’instrument met en jeu le corps est primordiale dans les représentations qui lui sont attachées. Et celles-ci peuvent varier dans le temps. «La harpe, par exemple, a un statut ambigu, explique la musicologue. À certaines époques, elle était interdite aux femmes. On la joue entre les jambes, il faut la basculer sur l’épaule… À d’autres moments, c’est le son gracile de l’instrument et le geste supposé délicat – alors qu’il faut de la force pour en jouer – qui prédomine.» Quant aux vents, en particulier les cuivres, ils sont associés au souffle et à une supposée puissance masculine, «alors qu’aujourd’hui, on sait que ce qui compte, c’est la manière dont on utilise sa capacité pulmonaire et, finalement, comment on s’autorise à se faire entendre…»