Le langage visuel est une manière efficace de rendre palpable l’art abstrait qu’est la musique. À l’ère numérique, les frontières entre image et son deviennent encore plus poreuses, créant un territoire d’exploration pour les musiciens contemporains.

TEXTE | Matthieu Ruf

C’est avec votre sens de la vue que vous avez commencé à lire cet article: en déchiffrant des mots, c’est-à-dire des signes graphiques, sur une page. Mais peut-être entendez-vous également ces mots dans votre tête, comme un rythme, voire une mélodie? Les frontières entre les perceptions sensorielles ne sont pas toujours catégoriques.

«Un son est une forme d’onde: en l’analysant avec un oscilloscope, on peut le voir. C’est donc déjà une image», sourit Félix Bergeron, batteur et compositeur spécialisé en musique assistée par ordinateur (MAO). Enseignant différentes disciplines musicales à l’HEMU – Haute École de Musique – HES-SO, il a ainsi très souvent recours au langage visuel avec ses étudiant·es. «Quand j’aborde le mixage, je le leur présente comme un cube en trois dimensions, ce qui permet de visualiser la voix de la chanteuse ou du chanteur au centre et le son de la batterie comme un arc de cercle autour de lui.»

La musique est un art abstrait: en Europe, c’est un langage graphique, le système des notes sur une portée, qui s’est développé au cours des siècles pour le transmettre. Ce langage, quoique très efficace, reste forcément une expression partielle de la richesse du son. Au cours du XXe siècle, de nombreux compositeurs ont inventé d’autres écritures, en passant bien souvent par l’image. Ainsi de la «partition graphique», tout en figures géométriques, du célèbre Treatise de Cornelius Cardew

Pour produire ces images, le photographe Chris Sykes a commencé par diffuser de la musique classique de l’ère romantique sur un haut-parleur. Pendant que des perles d’eau placées sur le hautparleur réagissaient aux vibrations de la musique, il a pris plusieurs images. Les photographies ont ensuite été traitées dans un logiciel de cartographie de texture, où Chris Sykes a ajouté de la couleur. Chaque couleur de ces paysages représente la tonalité de la musique jouée.

L’image comme soutien à la composition

De même, l’image joue un rôle de soutien dans la composition. Dans l’improvisation d’abord: «Un petit symbole, ça suffit pour nous rappeler la texture, l’ambiance, ou la direction du son dans l’espace d’une impro particulière», explique Félix Bergeron. Dans l’écriture ensuite, pour Kevin Juillerat: «Parfois, je commence par écrire des notes, puis je sens que je perds le fil, alors je dessine un graphique de l’ensemble, pour avoir une vision globale de ce que je veux composer.»

Les arts visuels et leurs qualités concrètes permettent donc de communiquer et d’aider à créer la musique. Mais le son peut-il à son tour produire de l’image? «De plus en plus, je trouve que les deux langages vont de pair, en tout cas en musique électronique, analyse Félix Bergeron. La MAO n’a pas forcément créé un nouveau type d’image sonore, mais elle permet d’aller plus loin. J’aime quand c’est brouillé, quand on ne sait plus si c’est la musique qui a généré les images.» C’est sur cette frontière floue qu’agissent les frères André et Michel Décosterd au sein de leur duo Cod.Act. Ils construisent d’impressionnants automates qui mettent en mouvement l’art sonore. Dans leur projet Pendulum Choir, neuf choristes perchés sur des vérins hydrauliques sont balancés dans des oscillations qui correspondent aux variations de leur chant. L’installation, visuelle et spatiale, vivante même, est ici sous-tendue par la sonorité.

Le pianiste Pierre Audétat, lui aussi, joue avec la rencontre des médiums dans ses performances Odeta.tv: il crée des morceaux de musique électronique à partir d’extraits, parfois courts, de vidéos YouTube. Le kaléidoscope d’images ainsi généré est projeté sur grand écran. «J’ai commencé dans les années 1990 à pratiquer le sampling. Il y avait forcément une image associée à chaque échantillon de son, mais je ne l’avais pas. Avec Odeta.tv, je continue selon le même principe, mais j’amène la source visuelle sur scène.»

Une traduction du langage sonore au langage visuel

Le musicien fait remarquer un changement apporté par l’ère numérique: «Pour la première fois, images et sons n’ont plus des supports technologiques différents. Ce sont des 0 et des 1, et je peux les découper, les filtrer, les déplacer de la même manière sur mon ordinateur.» Corollaires de ce rapprochement, des synthétiseurs permettent de «traduire» les informations numériques du langage sonore au langage visuel, ou vice versa. C’est la technologie mise à l’oeuvre dans les clubs électro ou dans de nombreux concerts. Félix Bergeron, qui parle volontiers de «textures sonores» dans ses compositions, utilise de tels appareils sur scène pour faire réagir les stroboscopes à un solo de batterie. De même, les artistes Isis Fahmy et Benoît Renaudin, dans une performance au Caire, ont pu traiter comme une piste sonore, sur laquelle ils improvisaient, le flux vidéo de la ville capté par des caméras (lire paragraphe suivant).


Le Caire à vue d’oreille

HEMISPHERES N°22 – Un monde en images et représentations // www.revuehemispheres.ch
Les klaxons représentent une part importante du paysage sonore du Caire, au point de constituer l’un de ses langages principaux. Cette installation a été créée dans le cadre du projet «CairoTopie», qui a permis aux artistes Isis Fahmy et Benoît Renaudin de plonger dans les sons du Caire pour amorcer des réflexions sur l’urbanisme et la sociologie. | CAPTURES «KLAX!» VIDÉO

Plonger dans les sons d’une ville pour mieux la comprendre. C’était la démarche au coeur du projet de recherche-création, à la croisée du théâtre et du design, qu’ont mené à bien, malgré les aléas de la pandémie, les artistes pluridisciplinaires Isis Fahmy et Benoît Renaudin de fin 2019 à avril 2021. Ils se sont focalisés sur la mégapole du Caire, qu’ils connaissaient déjà pour y avoir effectué plusieurs résidences. Leur projet «CairoTopie», lauréat d’une bourse Leading House MENA de la HES-SO 1Le Secrétariat d’État à la formation, la recherche et l’innovation (SEFRI) a mandaté la HES-SO en tant que «Leading House» pour la région MENA (Moyen-Orient et Afrique du Nord) pour la période 2021-2024. L’objectif général de cette initiative consiste à développer des collaborations scientifiques entre la Suisse et les pays de cette région., s’est réalisé en collaboration avec plusieurs autres artistes et dans le cadre d’un partenariat entre La Manufacture – Haute école des arts de la scène, la Haute école d’art et de design – HEAD-Genève – HES-SO, ainsi que l’Université américaine du Caire.

«Nous ne voulions pas simplement recréer la ville par le son, comme nous l’avions fait dans un projet précédent, explique le duo. L’étape que nous avons pu franchir grâce à cette recherche, c’est de comprendre qu’en prenant un axe d’étude sonore, que ce soit le silence – très rare au Caire hors de la période de pandémie! –, les klaxons, ou encore le bruit d’un carrefour précis, on pouvait entrer dans une réflexion sur l’urbanisme, la sociologie, les lois. Toutes ces couches sont contenues dans le son!»

Isis Fahmy et Benoît Renaudin se sont particulièrement intéressés aux klaxons et à l’image sonore de la ville qu’ils dessinent: «Les camions ne peuvent circuler sur le périphérique qu’entre minuit et 6 heures du matin. Les tuk-tuks, eux, sont plutôt absents des quartiers touristiques ou huppés. Tout cela crée un métalangage. À chaque type de klaxon correspondent des véhicules, et donc des horaires et des itinéraires différents.»

Cette typologie, les deux artistes l’ont mise en scène dans une installation sonore, lors de la présentation de leurs résultats de recherche en avril 2021 au Caire. Mélangeant les esthétiques d’un comptoir de magasin et d’un meuble de musée, elle permettait d’actionner des boutons pour entendre les différents klaxons exposés, décrits sur des cartels avec un vocabulaire ornithologique. Mais leurs explorations acoustiques ont pris aussi d’autres formes: une performance, reconduite au Downtown Contemporary Arts Festival (D-CAF) en octobre 2021, consistait à embarquer le public cairote dans un bus pour un tour dans sa propre ville. Des caméras fixées au véhicule captaient des images des environs; elles étaient ensuite transformées en piste de musique électronique, en partie improvisée, qui évoluait, et modifiait l’ambiance de l’habitacle, en fonction des quartiers visités. Une façon de faire naître des nouvelles représentations d’un territoire, se réjouissent Isis Fahmy et Benoît Renaudin. «Des Cairotes nous ont dit: ce sont mes rues, mais je les ai regardées différemment.»