Durant plus de trente ans, de la fin des années 1970 à 2007, Genève a été le théâtre d’un mouvement d’occupation illégale d’habitations. Des recherches ont analysé ses dynamiques et les raisons de sa fin, qui questionnent la place d’une contre-culture dans les villes gentrifiées.
« Bienvenue à Squat City », peut-on écouter dans le reportage RTS « La vie en squat » de l’émission Viva en 1993. Une énième exagération journalistique ? Pas vraiment, selon le sociologue Marc Breviglieri, professeur à la Haute école de travail social de Genève (HETS – Genève) – HES-SO, pour qui le mouvement squat genevois a fortement marqué la ville durant plus de trente ans. Né de l’opposition au programme de reconstruction du quartier populaire des Grottes à la fin des années 1970, il a perduré jusqu’à l’expulsion d’environ un millier de personnes durant la première décennie des années 2000. Un événement phare a été le démontage de la corne rouge symbolique du squat Rhino (du nom de l’association Retour des habitants dans les immeubles non occupés) en juillet 2007. « À son apogée au milieu des années 1990, ce mouvement réunissait plus de 2000 personnes et était reconnu dans toute l’Europe. Il équivalait en termes quantitatifs à des mouvements similaires actifs dans d’autres villes européennes comme Berlin ou Amsterdam. Il a nourri la vie politique, sociale et culturelle genevoise, qui a été imprégnée par ses idéaux et ses nombreuses activités allant des crèches aux restaurants clandestins, en passant par des salles de concert », rappelle le chercheur, qui a mené des enquêtes ethnographiques au début des années 2000 dans certains immeubles occupés. Ce spécialiste des mouvements culturels urbains a publié plusieurs rapports de recherche, en collaboration avec Luca Pattaroni, maître d’enseignement et de recherche au Laboratoire de sociologie urbaine de l’EPFL. Il a ensuite complété ses observations de terrain une dizaine d’années plus tard au moyen d’entretiens approfondis avec d’anciens squatteur·euses et de documents d’archives.
Un mouvement affaibli
Les travaux de Marc Breviglieri se sont notamment intéressés aux raisons qui ont mené en 2007 à la fin du mouvement squat genevois. Ses analyses mettent en évidence les nombreux paradoxes et ambiguïtés qui traversaient ces collectifs autogérés et les ont progressivement affaiblis. « Notre hypothèse est que les évacuations violentes ordonnées par l’État ne peuvent à elles seules expliquer la fin de ce mouvement, note le chercheur. En effet, les expulsions à répétition font partie de son histoire, mais ses militant·es ont toujours réinvesti de nouveaux lieux. » Pourquoi le mouvement squat n’a-t-il pas réussi à renaître de ses cendres après l’évacuation du Rhino ? Pour y répondre, il faut comprendre la diversité de ses composantes, ainsi que les évolutions du marché immobilier. Et revenir à l’origine du mouvement, liée à un projet politique teinté d’anticapitalisme qui revendiquait le droit au logement dans une ville marquée par la spéculation immobilière et dans laquelle de nombreux immeubles restaient vides. Il était composé avant tout d’activistes politiques jeunes, qui promouvaient des valeurs anti-bourgeoises et souhaitaient expérimenter de nouvelles manières alternatives de vivre ensemble, teintées de participation, de tolérance à la différence et d’anticonformisme. « La liberté des mœurs et la proximité des corps étaient très présentes, complète Marc Breviglieri. On se situait dans l’héritage de Mai 68. » C’est dans cet état d’esprit que ces collectifs ont occupé des immeubles de manière illégale pour s’y installer. À cette frange active politiquement, radicale par certains aspects, est venue s’ajouter une population de personnes précaires, ainsi que des artistes.
Pour Marc Breviglieri, le mouvement squat genevois est caractérisé par sa durée, permise par une relative tolérance des politiques à son égard. « Genève était encore un grand village à l’époque et les enfants de certains notables logeaient dans des squats. Les squatter·euses sont vus comme des jeunes un peu rebelles qui finiront bien par rentrer dans le cadre. C’est ainsi qu’on leur propose des “contrats de confiance” qui définissent leur droit d’usage temporaire de certains lieux. Ces accords ont créé des tensions entre les militant·es, dont certains ne voulaient faire aucun compromis avec les autorités. »
La frange artistique absorbée par l’État
La présence d’artistes au sein du mouvement a, de son côté, connu une importance croissante. Certains d’entre eux ont atteint une renommée internationale, comme le metteur en scène Omar Porras. Les lieux créés sont devenus des incontournables de la vie culturelle genevoise, certains étant même référencés dans les guides touristiques. C’est là qu’intervient un autre paradoxe du mouvement, celui de son absorption progressive par l’État. « Dans un contexte de libéralisation croissante et de mise en concurrence des villes, l’innovation culturelle a pris de plus en plus de valeur, explique Marc Breviglieri. Elle renforce l’attractivité touristique et immobilière d’une ville. Les artistes du mouvement squat se sont bientôt vu proposer des contrats de gestion culturelle et divers subventionnements par les autorités. Ce phénomène d’absorption, également observé dans d’autres villes européennes, a érodé leur militantisme et est entré en contradiction avec les idéaux de la frange radicale du mouvement squat, qui luttait contre une culture encadrée par l’État. Par ailleurs, pour maintenir leur militantisme vivant, les squatter·euses avaient justement besoin de s’opposer à l’État. »
Les tensions du mouvement se cristalliseront également au niveau du vivre-ensemble dans les espaces occupés. Marc Breviglieri a observé trois étapes typiques dans les projets d’occupations illégales. Il y a tout d’abord la phase d’occupation qui comporte une violation du droit de propriété et une provocation à l’égard de l’ordre public. Elle reflète la partie politisée du mouvement et précède l’installation. Celle-ci vise à établir des dispositifs concrétisant les idéaux en attribuant des fonctions aux espaces ainsi que des tâches. Enfin arrive le stade de l’habitation lors duquel les occupant·es cherchent à améliorer leur confort et à aménager des espaces intimes. « Cette recherche de confort émousse les idéaux, observe Marc Breviglieri. Elle est en lien avec la graduelle privatisation des espaces. Au fil des années, des habitudes sont instaurées, des couples et des familles se créent, parfois des chefferies. Des cloisons sont érigées et des digicodes installés. Ces velléités d’indépendance ont généré des tensions dans la communauté, qui, dans le même temps, tenait pour sacrée l’autonomie de chacun de ses membres. Ces contradictions ont élimé l’esprit militant. »
Disparition de la contre-culture
L’évolution du marché immobilier a de son côté mis fin à la politique d’indulgence des autorités. Dans les années 1980 et 1990, Genève comptait beaucoup de logements vides, en attente de transformation ou de démolition. Les taux hypothécaires élevés poussaient les propriétaires à mettre leurs projets en attente. La crise du logement qui sévissait en parallèle a alors pu justifier une tolérance pour les squatteur·euses. La situation a brusquement changé au début des années 2000, avec la baisse des taux d’intérêt et l’attractivité économique croissante de Genève, qui ont poussé les propriétaires à réinvestir dans leurs biens. L’évacuation du squat Rhino, le 23 juillet 2007, ordonnée par le procureur général Daniel Zappelli après dix-neuf ans d’occupation, n’a pas engendré de résistance durable. Beaucoup ont décrit cet instant comme « la fin d’une époque ». En 2024, quels sont les héritages de ce mouvement ? Il reste des idéaux autour de l’autogestion, de la participation et de la mise en commun des espaces, qui ont inspiré les urbanistes et les architectes. « Certains lieux culturels ou des coopératives d’habitation s’en sont clairement inspirés, relève Marc Breviglieri. Mais ces projets diffèrent de la vision anticapitaliste et anticonformiste des squatter·euses. Ils n’en ont que la forme, pas le contenu. Les mouvements questionnant le système néolibéral de manière radicale et proposant de nouvelles formes d’autogestion et de vivre-ensemble, comme les féministes ou les écologistes radicaux, sont presque tous partis à l’étranger, en France notamment. Il ne reste à Genève que quelques résurgences d’occupation, comme l’ancienne station d’épuration Porteus, transformée en lieu culturel. » Quant à la partie artistique du mouvement, celle qui n’a pas été absorbée par l’État a été asphyxiée par la gentrification. « Ce phénomène n’est pas propre à Genève et sévit dans de nombreuses autres villes, relève Marc Breviglieri. Il pose la question de la possibilité d’une culture vivante, expérimentale et critique, dans la ville néolibérale contemporaine. »