Dans le milieu carcéral, la sécurité et la lutte contre la récidive ont pris le pas sur les logiques de réinsertion ces dernières années. Dans ce contexte tendu, les travailleurs sociaux cherchent à valoriser leurs savoir-faire.

TEXTE | Marco Danesi

En 2013, les meurtres de Marie dans le Nord vaudois et d’Adeline à Genève ont profondément marqué l’opinion publique romande. En partie parce qu’ils avaient été commis par des détenus en liberté conditionnelle au bénéfice d’une assistance de probation. La probation – période de libération sous conditions qui précède la remise en liberté1Chez la plupart des détenus, la période de probation est assortie d’un accompagnement favorisant la formation, le retour à l’emploi, ainsi que l’intégration sociale. Sur le site de la Fondation vaudoise de probation, on peut lire que «Chaque personne est accueillie avec discrétion, sans jugement de valeur, indépendamment de son parcours pénal, dans le respect de sa culture et de ses objectifs personnels». – n’en est pas sortie indemne… Objet de critiques virulentes, elle doit faire de la lutte contre la récidive sa priorité aux dépens de la réinsertion.

Les tensions entre «social» et «sécurité» ont toujours existé. Mais depuis quelques années, «la probation, héritière des sociétés de patronage caritatives, s’oriente vers une logique de surveillance et de réduction des risques pour la société», indique Daniel Lambelet, professeur à la Haute école de travail social et de la santé | EESP | Lausanne – HES-SO. Les drames récents ont encore accéléré le mouvement. «Fatalement, note Daniel Lambelet, qui s’intéresse depuis longtemps à ces questions, la marge de manœuvre des agents de probation s’amenuise.» Cette marge de manœuvre leur permettait par exemple d’évaluer l’opportunité de dénoncer – ou pas – un manquement du condamné durant sa libération provisoire. Actuellement, le signalement est devenu automatique.

Pink Cells est un projet en cours de la photographe Angélique Stehli, diplômée de l’Emi. Elle s’est rendue dans des cellules de prisons suisses peintes en rose, couleur qui aurait des effets calmants sur les détenus violents, selon certaines études psychologiques.

Réduire le risque de récidive à zéro

La demande accrue de sécurité a produit un autre changement important: l’arrivée en force de psychologues et criminologues dans un domaine où les travailleurs sociaux ont été longtemps majoritaires. Ces derniers, dans la droite ligne d’approches anti-autoritaires, privilégient la relation avec les justiciables et acceptent la part d’incertitude propre à leur métier. Psychologues et criminologues, de leur côté, s’appuient sur des instruments d’évaluation du risque avec l’objectif déclaré de le maîtriser.

L’approche d’exécution des sanctions axée sur le risque – ou Risiko orientierter Sanktionenvollzug – illustre cette tendance. Introduite en Suisse alémanique depuis cinq ans, elle évalue le risque de récidive lors d’un délit grave dès le début de la peine. Si ce risque est important, il faut organiser l’exécution de la sanction de manière à le neutraliser. Les travailleurs sociaux, dans ce contexte, peuvent se retrouver en porte-à-faux par rapport aux injonctions sécuritaires. «Inévitablement, leur crédibilité s’affaiblit», observe Daniel Lambelet.

Face à ces constats, le professeur de l’EESP a souhaité prendre le pouls de la profession. Il mène actuellement une étude, en collaboration avec sa collègue Jenny Ros, qui a pour objectif de comprendre comment les agents de probation vivent cette période de changements. La recherche s’intéresse également à la manière dont les travailleurs sociaux tentent de préserver la relation d’assistance et d’accompagnement avec les détenus, qui se trouve au cœur de leur mission.

Privilégier la relation avec le détenu

Daniel Lambelet - Les travailleurs sociaux face aux injonctions sécuritaires // www.revuehemispheres.com
Le spécialiste de la probation Daniel Lambelet s’intéresse à la manière dont les travailleurs sociaux gèrent la relation d’accompagnement et d’assistance avec les détenus.

Selon les premières observations, les agents de probation ont une conscience claire du contexte de leur travail et des contradictions qui peuvent se manifester entre contrôle, lutte contre la récidive et soutien à la réinsertion. Au point d’intersection de ces trois mandats, ils refusent néanmoins de se cantonner au rôle d’auxiliaires de l’appareil de surveillance, même s’ils agissent sur délégation de la justice. La construction d’un lien de confiance durable avec les justiciables dépend de cette différenciation des rôles et des fonctions. Daniel Lambelet cite l’exemple d’un professionnel qui a su gagner la confiance d’un détenu réticent et agressif – divorcé, au chômage, sans domicile – en lui proposant de l’aider concrètement à trouver un logement, plutôt que de recourir à la contrainte.

Parmi les agents de probation, les travailleurs sociaux chercheraient, selon les données déjà disponibles de l’étude, à valoriser des pratiques qui échappent au contexte dans lequel ils opèrent, axé sur les aspects sécuritaires. Aux expertises standardisées, ils préfèrent mettre l’accent sur l’expérience d’années de travail, sur la gestion raisonnable du risque basée sur l’intelligence pratique du professionnel soumise au contrôle des pairs, et, enfin, sur la relation dynamique et suivie avec le détenu. «Il en va du sens de leur profession», affirme Daniel Lambelet, dont l’étude veut contribuer à éclairer ce savoir-faire en péril.


Une intégration sur mesure

Une recherche s’intéresse à la façon dont les autorités administratives et judiciaires interprètent le degré d’intégration des candidats au permis de séjour ou au passeport suisse.

Ces dernières années, la Suisse a mis en place une politique d’intégration des personnes étrangères, dite «graduelle». Plus le titre de séjour demandé donne accès à des droits civiques et politiques, plus les exigences à satisfaire seront importantes. Dans cette optique, les autorités mesurent, à l’aide d’une liste de critères, le «degré d’intégration» des candidates et des candidats. L’obtention d’un permis ou du passeport dépend du résultat de cette évaluation.

Les critères inscrits dans la loi sur la nationalité (depuis le 1er janvier 2018) et dans celle sur les étrangers et l’intégration (depuis le 1er janvier 2019) sont le respect de la sécurité et de l’ordre publics, le respect des valeurs de la Constitution, les compétences linguistiques, la participation à la vie économique ou l’acquisition d’une formation. La loi sur la nationalité en prévoit un cinquième: l’encouragement et le soutien de l’intégration du conjoint, du partenaire enregistré ou des enfants mineurs.

Stefanie Kurt, docteure en droit et professeure à la HES-SO Valais-Wallis – Haute école de Travail Social – HETS et Christin Achermann, professeure, sociologue et anthropologue de l’Université de Neuchâtel, ont lancé un projet de recherche qui s’intéresse à la façon dont les autorités administratives et judiciaires appliquent et interprètent ces critères. L’étude a aussi pour but de comparer les pratiques cantonales, plutôt disparates en la matière.

Le projet, au croisement du juridique et du social, «entend comprendre comment la politique d’intégration ‘graduelle’ contribue à la cohésion sociale, en régulant l’accès aux différents titres de séjour», explique Stefanie Kurt. Dans un deuxième temps, la situation suisse sera comparée au modèle allemand, dont les bases légales sont similaires, et à l’exemple suédois, moins restrictif. Les résultats sont attendus d’ici à 2022. Le projet est financé par le Fonds national suisse de la recherche scientifique dans le cadre de son Pôle de recherche national consacré aux migrations et à la mobilité, PRN-On the move.


La majorité des personnes étrangères arrivent en Suisse au bénéfice d’un permis de courte durée (permis L) ou d’un permis de résidence annuel (permis B). Au cours des années suivantes, elles accèdent progressivement à des types de statut de séjour plus stables, tels que le permis d’établissement (permis C) ou la nationalité suisse. Logiquement, les personnes bénéficiant dès leur entrée en Suisse d’un permis B restent plus longtemps que celles titulaires d’un permis L. Ces résultats indiquent que les différents types de permis jouent le rôle que la politique migratoire leur assigne, à savoir autoriser un séjour à court terme dans un cas et dans l’autre constituer la première étape d’un séjour de longue durée.

Migrants arrivés en Suisse avec un permis L

Graphique permis L - Les travailleurs sociaux face aux injonctions sécuritaires // www.revuehemispheres.com
Source: OFS, Registre central des étrangers (1998–2007), registre SYMIC (2008–2010), statistique STATPOP (2010–2015)

Migrants arrivés en Suisse avec un permis B

Graphique permis B - Les travailleurs sociaux face aux injonctions sécuritaires // www.revuehemispheres.com
Source: OFS, Registre central des étrangers (1998–2007), registre SYMIC (2008–2010), statistique STATPOP (2010–2015)