De la maternelle à l’université, l’autorité de l’enseignant n’est plus un acquis. Evolution du rapport au savoir ou écart de plus en plus grand entre les valeurs de l’école et de la société de consommation, les facteurs explicatifs sont nombreux.

TEXTE | Geneviève Ruiz
ILLUSTRATION | Pawel Jonca

L’indiscipline est un phénomène en croissance dans toute la Suisse romande. «Il a pris de l’ampleur depuis une quinzaine d’années, observe Jean-Claude Richoz, formateur d’enseignants et auteur du best-seller Gestion de classes et d’élèves difficiles et de Prévenir et gérer l’indiscipline dans les classes primaires et secondaires. De la maternelle à la fin du secondaire, dans toutes les régions, on compte environ une classe sur trois qui pose de sérieux problèmes.» Parmi les comportements d’indiscipline les plus courants, on trouve les bavardages incessants, l’inattention, la dissipation, le refus de travailler, la provocation ou encore l’insolence.

Des enseignants qui nagent à contre-courant

Comment en est-on arrivé là? Les explications sont multiples. Il y a la crise de l’auto­rité traditionnelle que traverse notre société postmoderne, qui touche particulièrement les institutions éducatives. Parmi les aspects plus spécifiques à ces dernières, Bruno Robbes, maître de conférences en Sciences de l’éducation à l’Université de Cergy-Pontoise, mentionne la perte de confiance dans les fonctions de promotion sociale de l’école. «Les gens de toutes les échelles de la société ne sont pas dupes: le lien entre réussite scolaire et origine sociale est fortement corrélé.» Il en résulte un manque de sens pour certains élèves. L’autre facteur relevé par Bruno Robbes réside dans «la différenciation croissante des valeurs prônées par la société capitaliste et les valeurs de l’institution scolaire. Les enfants et les jeunes sont assaillis constamment, notamment au travers des médias et des écrans, de messages leur faisant croire que tout s’obtient sans effort, qu’il faut satisfaire ses pulsions de façon immédiate. Or l’apprentissage demande de la discipline sur le long terme, dont les bénéfices sont différés dans le temps. Dans ce contexte, les enseignants, ainsi que les parents ou les éducateurs, nagent à contre-courant.»

Les parents seraient aussi de plus en plus nombreux à contester les compétences de l’enseignant, le considérant comme peu ou mal formé. «Il faut replacer cela dans un environnement de compétition sociale accrue, dans lequel les parents mettent une pression énorme de réussite sur leurs enfants et donc sur l’enseignant, poursuit Jean-Claude Richoz. Ce dernier se retrouve au cœur de toutes ces exigences. Les critiques des parents peuvent fortement ébranler son autorité.»

Les influences de Mai 68 et de la psychanalyse

Dans ce contexte, les professeurs vivent une crise de confiance par rapport à leur rôle et à leurs missions. Les influences de Mai 68, mais aussi de psychanalystes dans la mouvance de Françoise Dolto, leur ont fait douter des bénéfices à imposer des règles trop strictes. Certains professeurs ne souhaitent pas endosser le rôle de policier. Jean-Claude Richoz raconte: «Certains enseignants affirment qu’ils ne sont pas là pour éduquer, qu’ils n’ont pas fait cinq ans d’université pour cela. D’un côté, je peux les comprendre. Mais le problème, c’est que s’ils n’osent plus imposer de cadre de travail à leur classe, ils ne réussiront pas à créer un climat propice à l’apprentissage.»

Et il est difficile d’imposer son autorité face à 20 enfants si l’on n’est pas convaincu de son bien-fondé. Les spécialistes parlent d’une confusion entre autoritarisme et autorité éducative. «L’autoritarisme est une autorité basée sur la coercition, rappelle Bruno Robbes. Il cherche à soumettre l’autre et laisse la porte ouverte aux abus. L’école d’autrefois, idéalisée parfois comme un âge d’or, était basée sur cette forme d’autorité. Les punitions et les violences physiques étaient acceptées par la société.» La remise en cause de l’autoritarisme représente évidemment un progrès, même s’il ne faut pas oublier que «certaines formes d’autoritarisme subsistent encore à l’heure actuelle dans les institutions scolaires, souligne Bruno Robbes. Lorsqu’elles cohabitent avec un abandon de l’autorité, cela forme un cocktail explosif, avec des jeunes laissés à eux-mêmes et qui ressentent de la rancœur face au système scolaire.»

L’autorité éducative, de son côté, est une autorité qui se construit dans le lien et le dialogue. Elle implique de fixer un cadre consistant, explicite et fiable pour les élèves, reprenant les interdits au fondement de toute vie sociale. Elle les sanctionne avec bienveillance en cas de transgression, à la manière d’un éducateur soucieux qu’ils en comprennent le sens et ne recommencent pas. Dans ce contexte, l’autorité juste sert d’abord à protéger et à faire grandir.

Le mythe de l’autorité naturelle

Dessin de Pawel Jonca - Quand la légitimité du professeur est remise en cause // www.revuehemispheres.com
Les étudiants ont désormais un accès quasi illimité et instantané aux informations. Mais pour acquérir des connaissances, le rôle du professeur qui guide, accompagne et encadre reste indispensable. Dessin réalisé pour Hémisphères par l’illustrateur Pawel Jonca.

Un autre mythe qui culpabilise les enseignants: l’idée que l’autorité est naturelle. Il n’y a pas un gène de l’autorité, mais différentes aptitudes qu’il est possible de développer. Jean-Claude Richoz différencie quatre composantes de l’autorité chez l’enseignant: l’autorité de statut, qui relève de sa fonction et qui lui confère le droit, mais surtout le devoir de poser un cadre de travail et de le faire respecter. L’autorité de compétence, fondée sur l’expertise que possède la personne dans un domaine du savoir. L’autorité relationnelle, qui tient principalement à la présence en classe, à la capacité de communiquer et d’établir une bonne relation avec les élèves. Enfin l’autorité intérieure, qui résulte d’un travail de l’enseignant sur lui-même, sur ses réactions émotionnelles et sur son ego.

«Les enseignants font preuve de plus ou moins d’autorité, en fonction de leur expérience et du travail qu’ils effectuent pour développer ces quatre aspects, indique Jean-Claude Richoz. Ils reçoivent l’autorité de statut de par leur nomination et celle-ci, ils devraient l’assumer pleinement, en explicitant clairement les règles et en sanctionnant. Pour développer leur autorité relationnelle, il leur faut soigner la relation avec les élèves, par exemple en instaurant des rituels d’accueil, de transition et de travail. Les enseignants ont aussi la possibilité d’améliorer leur présence en classe, en travaillant leur posture corporelle, l’occupation de l’espace, le regard, etc. En peu de temps, ils peuvent faire de grands progrès.»

Même si on connaît les outils qui permettent de prévenir et de gérer efficacement l’indiscipline, le problème, selon Jean-Claude Richoz, reste que «les enseignants ne sont pas tous formés à cela et qu’ils sont assez souvent découragés et fragilisés. Il faut les aider à retrouver la maîtrise de leurs classes en les soutenant et en assurant un suivi pendant quelques semaines. Nous manquons de moyens pour faire intervenir des spécialistes de l’autorité dans les écoles. Au rythme où cela va, il faudra bientôt un coach pédagogique par établissement.»

Les hautes écoles aussi concernées par l’autorité

De leur côté, les hautes écoles spécialisées et les universités sont également confrontées à la question de l’autorité. Celle-ci est par contre rarement en lien avec l’indiscipline: «Mes étudiants ont entre 20 et 27 ans, raconte Sonia Perotte, chargée de cours en informatique à la Haute école de gestion de Genève – HEG – HES-SO. Ils viennent à mes cours parce qu’ils l’ont choisi.» Conseiller pédagogique au Rectorat de la HES-SO, Gabriel Eckert confirme: «Nous ne nous trouvons plus dans la situation de contrainte propre à l’école obligatoire. Nos étudiants, qui se sont déjà frottés au monde professionnel, ont davantage de maturité et le choix de leur cursus fait partie d’un projet personnel.»

Mais, comme partout ailleurs dans la société, l’autorité des professeurs universitaires ne leur est plus accordée d’office. Elle est plus facilement remise en question par les étudiants. Pourtant, Gabriel Eckert estime que l’autorité reste indispensable dans la relation pédagogique, également au niveau tertiaire: «Il doit y avoir acceptation de cette asymétrie des deux côtés pour créer des conditions d’apprentissage favorables. L’enseignant décide de ce qu’on apprend, à quel moment, comment, etc. Et il dispose d’un sacré pouvoir: celui de l’évaluation. L’étudiant qui n’accepterait pas cela ne peut pas suivre les cours.» La capacité du professeur à imposer un cadre d’apprentissage adéquat serait aussi importante que ses compétences dans sa discipline. «Le professeur n’a pas besoin de tout connaître, précise Gabriel Eckert. Il peut faire intervenir des experts extérieurs sur des sujets pointus. Il devient par moments animateur, cela fait partie de son rôle.»

Le savoir du professeur universitaire, justement, n’est-il pas remis en cause par les nouvelles technologies et l’accès presque illimité des étudiants aux connaissances? «Attention à ne pas confondre connaissances et informations, répond aussitôt Gabriel Eckert. Les étudiants ont désormais une bibliothèque virtuelle à portée de main, ce qui est pratique. Mais leur accès à ces informations et l’acte d’apprendre représentent deux choses différentes. Ils devront faire l’effort d’apprendre. Un apprenti pilote qui aurait accès au manuel de fonctionnement d’un avion sur internet ne saurait pas pour autant le piloter. Il a besoin d’effectuer un apprentissage et la présence de l’enseignant qui l’accompagne dans ce processus est précieuse.»

Développement de nouveaux outils pédagogiques

En lien avec les nouvelles technologies, les universités aussi sont largement touchées par le phénomène de l’inattention des étudiants, présents physiquement aux cours, mais absents mentalement. L’enjeu, pour les enseignants, consiste alors à savoir comment capter l’attention. L’une des solutions réside dans le développement de nouvelles méthodes pédagogiques, comme la classe inversée, que Sonia Perotte utilise avec ses étudiants. Il s’agit parfois de faire des lectures chez soi et des exercices en cours, mais cela peut aussi aller plus loin: les étudiants doivent aller chercher les supports de cours eux-mêmes, voire les créer. L’enseignante en informatique raconte que ses étudiants sont très actifs et motivés durant ces cours. Mais que devient son autorité? «Cela peut déstabiliser certains au début. Il est important que je leur explique clairement les méthodes et les objectifs au début du cours, pour qu’ils y adhèrent. Mais mon rôle consiste toujours à les guider et à fixer un cadre. Puis, au final, à les évaluer.» Le contexte et les méthodes changent donc, mais dans le fond, le rôle du professeur, s’il est plus facilement remis en cause, demeure essentiel. C’est d’ailleurs le problème des MOOCs, ou cours en ligne, selon Bruno Robbes: «Plusieurs enquêtes montrent que le taux de réussite des étudiants aux MOOCs est nettement plus faible que pour les autres types de cours.» En cause: le manque de cadre et d’accompagnement clairs.


Trois questions à Pierre-François Coen

Pierre-François Coen - Quand la légitimité du professeur est remise en cause // www.revuehemispheres.com

L’enseignement de la musique se base encore sur un modèle traditionnel, estime Pierre-François Coen, professeur à la Haute école de Musique de Lausanne – HEMU – HES-SO.

La musique s’enseigne selon le modèle du compagnonnage. Pouvez-vous l’expliquer?
PFC Ce modèle prévalait déjà au Moyen âge pour les artisans. On réunit une personne expérimentée dans un domaine et un compagnon qui se forme en l’imitant, en suivant ses conseils. L’instrumentiste apprend ainsi à lire la musique, à produire un son, à bien placer ses doigts. L’autorité du mentor sur son compagnon est telle que, parfois, lors d’examens, les experts peuvent déceler des filiations entre les professeurs et leurs élèves.

Cette autorité est-elle remise en cause?
PFC Oui, forcément. Avec YouTube, les étudiants peuvent questionner telle technique enseignée par le professeur, et découvrir qu’il y a d’autres manières d’effectuer des gestes. Mais de façon générale les élèves ont choisi leur professeur et se soumettent volontiers à son enseignement, parce que son expertise est avérée. Une évolution que j’observe est que certains étudiants changent régulièrement de professeur afin de varier leurs sources d’apprentissage et trouver leur propre style.

Le modèle traditionnel n’évolue-t-il pas simplement parce qu’il fonctionne bien?
PFC Bien sûr. Mais 40 à 60% des élèves quittent le conservatoire trois ans après avoir commencé un instrument. S’agit-il d’un problème d’autorité? Je ne crois pas. Pour moi, il faut repenser les logiques pédagogiques d’un enseignement parfois trop prescriptif et pas assez centré sur l’apprenant.


Sans prof et sans examen

Un Bachelor en économie d’entreprise propose depuis 2017 un cursus durant lequel les étudiants créent une vraie entreprise avec de vrais clients.

«Nos étudiants viennent de rentrer d’un voyage en Finlande, raconte Antoine Perruchoud, responsable du cursus Team Academy de la HES-SO Valais-Wallis. Durant deux semaines, leur projet a été de créer des restaurants pop-up servant de la fondue suisse. Je peux vous garantir que cette expérience leur a permis de mettre à l’épreuve sur le terrain de nombreuses connaissances, notamment en commerce international!»

Le programme Team Academy, intégré dans le Bachelor en gestion d’entreprise de la HES-SO, a été lancé en 2017 à Sierre. Basé sur une méthode pédagogique finlandaise qui a déjà fait ses preuves dans d’autres pays, ce cursus ne comporte pas de cours magistraux, ni d’examens. Dès le premier jour, les étudiants y forment une entreprise réelle, avec des mandats et des clients réels. «L’an dernier, leur chiffre d’affaires s’est élevé à environ 60’000 francs», précise Antoine Perruchoud, en expliquant que cette formation se base sur des rapports hiérarchiques plus horizontaux que le système éducatif traditionnel. En dehors de la gestion de leurs projets, qui se fait toujours par équipe, les étudiants sont tenus d’effectuer certaines lectures, présentations, ainsi que d’écrire des articles. Ils se retrouvent deux fois par semaine pour des sessions de dialogue avec leur teamcoach.

«Nos professeurs ne nous transmettent pas un savoir dans une relation d’autorité classique, raconte Cyril Adler, étudiant en première année. Ils jouent un rôle de coach et nous aident seulement lorsque nous le demandons. Mais ils restent les garants du respect des règles.» Dans tous les cas, leur autorité n’est plus basée uniquement sur le savoir: «Ils n’ont pas de réponse à toutes nos questions, poursuit l’étudiant. Ils vont plutôt nous aider à trouver l’information.» Les enseignants gardent toutefois une forme d’autorité dans le sens où ils vont valider le travail des étudiants à l’aide d’un système de points et d’une échelle de compétences. «La mécanique de ce dispositif est toutefois éloignée d’une évaluation classique avec des notes», indique Antoine Perruchoud.

Cette manière de travailler motive beaucoup les étudiants. Car ils ne sont jamais dans la passivité. Surtout, elle leur permet de développer des soft skills, si déterminants à l’heure de la révolution digitale.