Le pouvoir et l’image entretiennent depuis toujours des complexes. A l’heure des leaders populistes et de la surveillance généralisée des géants d’internet, les terrains d’exploration restent nombreux pour les photographes.
TEXTE | Marco Danesi
La photo, depuis son apparition au XIXe siècle, «vit une relation tourmentée, parfois trouble, avec le pouvoir», observe Milo Keller, responsable du département photo de l’ECAL/école cantonale d’art de Lausanne – HES-SO. Les puissants, quels qu’ils soient, ont eu recours de tout temps à l’image pour s’imposer. Les artistes, les fabricants d’images, à leur tour, ont cherché à en saisir la nature, les contours, avec plus ou moins de distanciation. On peut alors, en simplifiant à l’excès, partager le travail de la photo à l’égard de l’autorité en deux courants majeurs: la propagande et la critique.
La propagande rassemble des images photographiques dont le but est d’asseoir un régime, glorifier un chef, légitimer une idéologie. «Les systèmes totalitaires de la première moitié du XXe siècle en Europe, la guerre froide, mais aussi les régimes démocratiques de l’après-guerre, note Milo Keller, ont fourni un terrain de jeu illimité à la représentation idéologique de l’autorité en place.» Plus récemment, les nouveaux leaders populistes, à force de smartphones et de réseaux sociaux, mettent en scène une proximité, une spontanéité – à la fois vraie et fausse – à coups de selfies. «C’est l’aboutissement, avance Milo Keller, de ce que Silvio Berlusconi avait lancé en Italie en mélangeant politique et publicité afin de se transformer lui-même en produit électoral de consommation.»
Aujourd’hui, les GAFA – Google, Apple, Facebook, Amazon – poussent encore plus loin cette logique en s’émancipant du politique. «Sous le couvert d’une économie de partage, analyse Milo Keller, ces sociétés exercent une surveillance sur les individus consommateurs. Elles maîtrisent les images qu’elles font circuler dans le seul but de garder les internautes dans l’illusion d’une liberté horizontale.»
Le courant critique s’emploie, de son côté, à dévoiler, démonter, voire tourner en dérision les personnages et la mécanique de la communication, voire de la propagande. L’artiste Ai Weiwei1Né en 1957, l’artiste pékinois Ai Weiwei est également une figure de la dissidence chinoise. Il a notamment exprimé ses opinions sur le massacre de la place Tian’anmen, le Tibet ou la police secrète chinoise sur Twitter. Il a été arrêté par la police en 2011, puis enfermé 81 jours dans un lieu secret dans des conditions dégradantes. Cela avait soulevé une vague mondiale d’indignation., figure de la scène artistique internationale contemporaine, synthétise à lui seul l’ensemble des postures critiques à l’égard de l’autorité. L’exposition Fuck off, réalisée en 2000, est exemplaire à ce titre: elle aligne une série de doigts d’honneur adressés aux lieux du pouvoir mondialisé – politique, culturel et économique – qu’Ai Weiwei immortalise au moyen d’un téléphone portable. Mais il n’y a pas que les stars pour aborder l’autorité sous l’angle de l’art: ci-après, les travaux de quatre jeunes photographes, fraîchement diplômés de l’ECAL.
Roma Invicta – Yasmina Gonin
Mettre les structures du fascisme à nu
Le projet Roma Invicta (Rome Invincible, en français) met en scène la monumentalité, la pureté et la radicalité des bâtiments, des sculptures issus du mouvement rationaliste italien et de la Rome mussolinienne. «Sous le régime de Mussolini, beaucoup a été détruit et beaucoup a été construit», note Yasmina Gonin, photographe indépendante et diplômée de l’ECAL en 2017, que ces édifices ont fascinée.
Yasmina Gonin a fait le vide autour de ces vestiges intacts d’une époque révolue, mais encore présente. Les images de l’artiste, qui vit désormais à Londres, «ont une forme très graphique, suggère Milo Keller, responsable de la photographie à l’ECAL. Elles renvoient à des artefacts, à des maquettes.» épurées, entre le noir et le blanc, les photos mettent à nu les structures anthropologiques du fascisme, bâties sur la volonté de maîtrise et de puissance.
Au cours de ses pérégrinations, Yasmina Gonin a aussi documenté la persistance de slogans fascistes. «J’ai été surprise de voir ces traces qui ont survécu à la chute du régime .» Comment ne pas s’interroger sur la résonance contemporaine de ces mots à la gloire du Duce? Roma Invicta est présenté sous forme d’installation: on y reconnaît «le désir de contempler ces édifices mais également le malaise à l’égard de l’idéologie fasciste , explique Yasmina Gonin. Ses photos transpirent ce paradoxe fondateur.
TRUST Magnum – Younès Klouche
Sur la piste des multinationales de Suisse centrale
La Suisse centrale: cela évoque, pour le sens commun, le mythe des origines ou un paradis fiscal. Younès Klouche a braqué son objectif sur ce territoire lisse, immuable. Les cantons de Zoug, de Schwytz, voisins de la métropole zurichoise, abritent discrètement les sièges de multinationales célèbres. Trust Magnum, jouant avec les mots et leur polysémie, renvoie à la fois aux conglomérats capitalistes, à l’idée de confiance et à la grandeur.
Le photographe lausannois, diplômé de l’ECAL en 2015, a immortalisé les bâtiments des compagnies. Il a pisté les collaborateurs. Il a saisi leurs grosses cylindrées. Il documente ainsi la banalité abstraite de cet univers pour en faire le plus grand spectacle du monde.
Trust Magnum crée une narration décapitée, anonyme. Les images glacées, géométriques, racontent un monde des affaires et de la finance partout égal à lui-même, à Londres comme au pied des Alpes: secret, global, rassurant ou inquiétant, c’est selon. Younès Klouche a également pointé son appareil sur des cibles militaires. Mal lui en a pris. «Je me suis fait arrêter par des gardes qui voulaient confisquer mes rouleaux après avoir pris une photo d’une entreprise d’armes.» Le photographe a toujours eu la volonté d’exprimer un discours politique critique. Pourtant, il est conscient de l’ambiguïté qui habite les relations entre image et autorité. «Mes images sont souvent séduisantes et pourraient plaire aux personnes que j’essaye de critiquer.»
En la linea del fuego – Anastasia Mityukova
Un feuilleton politico-criminel international
La photographe genevoise Anastasia Mityukova s’est emparée d’une histoire invraisemblable et l’a transformée en matière à fiction. En ligne de mire, un feuilleton politico-criminel international: vrai, faux? Personne ne saurait le dire. à la veille d’un voyage à Cuba avec sa classe de l’ECAL, la jeune femme, diplômée de l’école depuis 2018, tombe sur un article consacré à des attaques acoustiques dont seraient victimes les collaborateurs de l’ambassade des Etats-Unis à La Havane. «Les médias spéculaient à l’envi. Il y avait des références à un outil sonique ultra-performant. D’autres parlaient de conspiration, soi-disant de la part de la Russie… Bref, c’était une histoire douteuse.» L’artiste, d’origine russe, décide de la raconter.
A Cuba, Anastasia Mityukova se transforme en investigatrice. Elle récolte des indices hasardeux et échafaude son récit en utilisant les codes de l’espionnage et du documentaire photographique classique. S’y succèdent photos originales, images d’archives, caméras cachées et de surveillance. à la fin, la vraie fausse enquête détourne l’événement, sape l’autorité des médias, questionne la vérité supposée des images. «Dans mon travail, je suis essentiellement intéressée par les fakes news, les théories de la conspiration, les canulars… Je m’interroge sur la manière dont la preuve photographique est utilisée, comment les images fournissent des croyances communes dans tous les domaines, comme la politique, la science, l’actualité…»
Mai 2018 – Thaddé Comar
Disséquer les processus techniques de manipulation de l’image
Mai 2018 met en scène un monde complexe, fracturé, béant. Cinquante ans après Mai 68, un an après l’élection d’Emmanuel Macron, un mouvement de lutte hétéroclite a vu le jour, s’opposant aux politiques réformistes du nouveau gouvernement. Thaddé Cothmar, photographe établi à Paris et diplômé de l’ECAL en 2018, a suivi les événements.
Corps à corps avec l’humanité bariolée qui proteste, il documente ce qui se passe: les défilés pacifiques, la présence massive de reporters à l’affût, puis les casseurs en action, enfin la désolation après les heurts.
Le résultat est présenté à la fois dans un livre, rappelant un pavé, au moyen d’un dispositif web et sous la forme d’une installation. Cette dernière s’articule autour d’un grand carré vert qui renvoie aux fonds verts utilisés à la télévision pour intégrer dans une même image des objets filmés séparément. Ce fond «est pour moi une représentation du processus technique de manipulation de l’image», explique Thaddé Comar.
«L’ensemble dévoile l’artifice de l’information ‘spectacularisée’», note Milo Keller, professeur à l’ECAL. Mai 2018, au point de convergence du réel – la rue – et des flux médiatiques, fissure le spectacle qui occulte l’action des appareils répressifs sous un flot d’images incessant et uniforme.