« Les vanlifers ont un pouvoir d’achat significatif »

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La géographe Anne-Sophie Fioretto cherche à comprendre qui sont les adeptes de voyages en van pour permettre aux destinations touristiques de mieux les gérer. Héritier d’un imaginaire mêlant mouvement hippie et road trip américain, ce nomadisme contemporain a été peu étudié jusqu’à présent.

TEXTE | Geneviève Ruiz

Les doigts de pieds en éventail devant un sommet des Dolomites, une plage d’Algarve ou un village valaisan… Le point commun entre ces images qui font fureur sur les réseaux sociaux ? Elles sont prises depuis un van. Rien que sur Instagram, le hashtag #Vanlife (« La vie en van » en français) comptait 18 millions de posts en 2024. Auparavant marginale, cette pratique s’est transformée en un phénomène touristique global après le Covid-19. Rien qu’aux États-Unis, le nombre de pratiquantes et de pratiquants est passé de 1,9 million en 2020 à 2,6 millions en 2021. En Suisse, la hausse des immatriculations de ce type de véhicule est d’environ 10% par an depuis la pandémie. Mais cette croissance engendre un paradoxe : alors que l’objectif déclaré des vanlifers est de fuir la foule et de se connecter à la nature, on assiste à une surfréquentation de certains sites. Lorsqu’elles ne les interdisent pas, certaines destinations touristiques se retrouvent démunies face à ce nouveau flux, tout en s’interrogeant sur ses retombées économiques. La géographe Anne-Sophie Fioretto, professeure à l’Institut de Tourisme de la HES-SO Valais-Wallis – Haute Ecole de Gestion – HEG, est en train de déposer le projet Vanlife & caravaning : boîte à outils pour une gestion durable des pratiques. Son objectif est de mieux comprendre le phénomène et d’établir une typologie de ses adeptes. En partenariat avec des destinations touristiques romandes, elle souhaite aussi développer des modalités d’accueil plus efficaces.

Le terme revient sans cesse sur les réseaux sociaux, mais que recouvre exactement la vanlife ?

Cet anglicisme désigne à la fois une tendance et une pratique touristique en plein essor. Il s’agit de voyager dans un véhicule aménagé – un fourgon, une camionnette ou même une voiture équipée d’une tente sur le toit – le temps d’un week-end, de vacances estivales, ou plus durablement, pour un tour du monde ou en adoptant un mode de vie nomade. La vanlife incarne un faisceau de valeurs comme la liberté, l’autonomie, l’évasion, le minimalisme, le slow tourisme, la connexion à la nature, l’ouverture à l’imprévu ou encore la convivialité. Elle s’accompagne d’une dimension communautaire : les vanlifers échangent activement, sur la route ou via des plateformes. 

Pourquoi ce mode de voyage séduit-il ? 

Le mouvement de la vanlife trouve ses racines en Amérique du Nord, nourri par un imaginaire puissant : celui du road trip, de la contre-culture hippie et de la quête de liberté absolue. Si internet et les réseaux sociaux ont contribué à sa popularisation, la pandémie de Covid-19 a agi comme un accélérateur. Avec les restrictions de voyage et la méfiance envers les hébergements traditionnels, la demande en vans aménagés a explosé, pour l’achat ou la location. Mais les temps ont changé : on se situe désormais moins dans la magie de Woodstock, Peace and love et compagnie. Il s’agit d’une nouvelle pratique de loisir assez individualiste. Elle est toujours basée sur l’idéal de liberté, mais avec l’objectif « je m’arrête où je veux, quand je veux et surtout loin des foules ». 

Sauf que tellement de personnes souhaitent s’évader loin des foules que cela a engendré des pics de fréquentation dans certains lieux… 

Ce n’est pas tout à fait juste. Ces pics ne sont pas dus uniquement aux vans, mais à un cumul de profils se retrouvant dans un même lieu : excursionnistes, locaux, etc. En Suisse, cela s’est surtout produit dans certains parcs naturels ou cols, des « spots instagrammables » aux paysages spectaculaires. Des problèmes de parcages sauvages, d’incivilités ou de déchets ont pu être observés, alors qu’on se trouve souvent dans des endroits sensibles d’un point de vue de la biodiversité et avec peu de capacité d’accueil. Il ne s’agit pas de surtourisme, mais d’engorgements localisés. Les vanlifers qui se retrouvent dans ces situations sont généralement novices et ne maîtrisent pas les codes de la pratique. 

Comment les destinations touristiques perçoivent-elles ce phénomène ? 

C’est un défi pour elles, qui soulève beaucoup d’interrogations : faut-il accueillir ou interdire cette pratique ? Et, si on décide de l’accueillir, comment faire ? Comment l’intégrer à l’économie locale ? Aujourd’hui, aucune réponse claire n’émerge. En commençant nos recherches, nous avons constaté un manque criant de données sur le sujet. Qui sont les vanlifers ? Quels sont leurs profils, leurs besoins, leurs comportements ? Aucune étude, ni en Suisse ni à l’international, ne permet de dresser un tableau précis. Le but de notre projet est d’apporter des éléments de réponse, tout en testant des solutions avec nos territoires partenaires. Nous souhaitons également analyser les conditions-cadres liées à cette pratique. En Suisse, l’absence de réglementation spécifique rend la situation complexe. Les frontières entre camping, bivouac et stationnement sauvage sont mal définies. Les règles varient d’un canton à l’autre, voire d’une commune à l’autre, ce qui complique toute tentative de régulation cohérente.

Contrairement à ce que peuvent laisser croire les réseaux sociaux, voyager en van exige une préparation rigoureuse et l’acquisition de compétences spécifiques, comme l’explique la géographe Anne-Sophie Fioretto. | © BERTRAND REY

Vous avez établi des profils de vanlifers, pourriez-vous les décrire ?

Nous avons défini trois types d’usagers, volontairement caricaturaux. Il y a tout d’abord le vanlifer hédoniste, attaché à l’esthétisme de ce mode de voyage. Il affectionne les paysages vierges, publie ses photos en ligne et soigne particulièrement le véhicule qu’il aura aménagé, souvent en mode vintage. Le second profil est celui du sportif, pour qui le van représente un moyen de pratique de son activité sportive : surf, alpinisme, escalade, VTT, etc. Le van n’est ici pas un but en lui-même, mais un facilitateur. Nous avons nommé le troisième profil type « le vagabond ». Il recherche la liberté et l’imprévu, mais privilégie aussi l’aspect économique de ce mode de voyage. Cette dernière catégorie représente une minorité. Nos premiers tests ont en effet montré que la majorité des vanlifers sont prêts à payer pour manger et consommer local, pratiquer des activités et entrer en contact avec les acteurs locaux.

Les destinations auraient-elles donc intérêt à les accueillir ?

Il est difficile de généraliser, surtout sur la base d’études préliminaires. Mais un premier constat ressort : l’idée reçue selon laquelle les vanlifers ne dépensent rien sur place est fausse. Loin de l’image des voyageuses et voyageurs précaires ou de la légende du jeune surfeur sans le sou, ces touristes disposent souvent d’un pouvoir d’achat significatif. Entre l’achat d’un véhicule aménagé – qui coûte plusieurs dizaines de milliers de francs – et son entretien, la vanlife n’est pas un mode de voyage si bon marché. Nos discussions ont plutôt montré que les vanlifers sont demandeurs d’informations, de services et d’infrastructures adaptés, comme des espaces pour faire du feu ou des toilettes sèches. Loin d’être des marginaux, ils recherchent la sécurité, le respect des règles et n’excluent pas de contribuer financièrement, par exemple via une taxe de séjour. Pour les stations touristiques, cette population représente donc certainement une clientèle complémentaire à considérer.

Et qu’en est-il de l’impact environnemental de cette pratique ?

Il n’est pas aisé de répondre à cette question. D’un côté, ses adeptes adoptent souvent un mode de vie minimaliste et privilégient les circuits courts. Mais leurs déplacements fréquents en véhicule aménagé génèrent inévitablement des émissions de CO₂. À l’inverse, cette pratique se distingue par son autonomie : elle ne dépend pas d’infrastructures fixes, souvent sous-exploitées dans de nombreuses destinations. Notre étude vise précisément à analyser ces enjeux pour dresser un bilan précis de son impact environnemental.

L’augmentation du nombre d’adeptes de la vanlife va-t-elle se poursuivre ?

L’engouement pour la vanlife connaît actuellement un tassement. Après le boom post-covid, on observe un rééquilibrage : certaines personnes ayant acheté un van pendant la pandémie l’ont revendu après s’être rendu compte que ce mode de voyage ne leur convenait pas. La vanlife ne correspond pas à tout le monde : le manque de confort, d’espace ou le stress lié à la recherche de places de stationnement peuvent représenter des inconvénients. Mais ce mouvement devrait continuer à progresser à long terme car il s’inscrit dans une tendance forte du tourisme actuel : plus hybride, plus agile et plus durable.

Contrairement à ce que peuvent parfois laisser croire les réseaux sociaux, voyager en van exige une préparation rigoureuse et l’acquisition de compétences spécifiques. Pour profiter pleinement de la liberté, de la spontanéité et de la connexion avec la nature que cela offre, il faut savoir éviter les zones saturées et les pics de fréquentation, se renseigner sur les réglementations locales et adopter des codes de conduite adaptés. La vanlife est un mode de voyage qui rompt avec les modèles classiques et n’a rien à voir avec le tourisme urbain ou de consommation traditionnel.