Longtemps associées au diagnostic de schizophrénie, les hallucinations auditives ne sont désormais considérées comme pathologiques que dans une minorité de cas. Des spécialistes font le point sur les connaissances et les traitements actuels.
TEXTE | Geneviève Ruiz
« Environ 14% de la population entend des voix à un moment donné de sa vie, explique Jérôme Favrod, professeur émérite à l’Institut et Haute École de la Santé La Source – HES-SO et spécialiste de la schizophrénie depuis de longues années. Il s’agit d’un phénomène naturel, qui survient plus fréquemment durant l’adolescence et la vieillesse. Le deuil, le manque de sommeil, la privation sensorielle ou les épreuves physiques extrêmes vont provoquer des hallucinations auditives (HA) chez une majorité d’individus. Il s’agit d’une réponse normale du cerveau à un stress intense. » Les HA ne sont pas des rêves, ni des illusions, mais des sensations perçues comme réelles, bien qu’elles ne soient provoquées par aucun stimulus de l’environnement extérieur.
Les voix prennent des formes diverses et constituent une expérience unique pour chaque individu. Elles peuvent parler à la deuxième ou à la troisième personne, être répétitives ou varier constamment, intervenir à des moments précis de la journée, provenir de personnes connues ou inconnues, faire revivre certaines situations ou en inventer de nouvelles. Elles peuvent être menaçantes, autoritaires, bienveillantes, masculines ou féminines, très fortes ou au contraire à peine audibles. Certaines personnes vont entendre une seule et même voix, alors que pour d’autres, il y en aura des dizaines. Les voix peuvent survenir durant un moment de silence, ou en pleine conversation avec autrui.
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Extrait du CD Voix au chapitre, coréalisé par le spécialiste de la schizophrénie Jérôme Favrod en 2003, qui propose un éventail de voix hallucinatoires.
Renaud Jardri, psychiatre à l’Université de Lille et responsable de la consultation Hallucinations et expériences supra-sensorielles au Centre hospitalier universitaire de Lille, mène des recherches dans le but de comprendre ce qui se passe du point de vue physiologique chez une personne qui vit des HA. Il souligne que « depuis une quinzaine d’années, les progrès de l’imagerie cérébrale ont permis l’objectivation de ce phénomène et cela a représenté une petite révolution. On peut observer que certains circuits neuronaux du langage s’activent quand on entend des voix. C’est pourquoi elles sont perçues comme réelles. Elles ne sont pas le fruit de l’imagination des personnes, comme leur entourage le considère parfois. Ces découvertes permettent aux entendeur·euses de voix de comprendre qu’il existe des raisons physiologiques aux HA. Cela les déculpabilise et ils se sentent moins stigmatisés. »
La honte associée aux voix
Pour beaucoup d’entendeur·euses de voix, cette expérience est en effet vécue dans la solitude et la honte. Ils n’en parlent parfois à personne durant des années. La tolérance vis-à-vis des HA diffère selon les sociétés et les cultures. « Aux Antilles par exemple, il est commun de parler des HA comme d’une expérience spirituelle, avance Jérôme Favrod. En Europe, durant l’Antiquité et le Moyen Âge, les HA pouvaient être considérées comme un don ou comme la voix des dieux. L’expérience a été pathologisée dans le courant du XVIII et du XIXe siècle avec le développement de la psychiatrie. Les HA ont en particulier été associées au diagnostic de schizophrénie et de la psychose. » Or on sait désormais qu’environ 30% des personnes souffrant de schizophrénie n’ont pas de HA. Et que seule une minorité – 1 à 3% – des personnes ayant des HA ont une pathologie psychiatrique associée. La majorité des entendeur·euses de voix ne fait pas appel au système de soins.
Qu’est-ce qui distingue un entendeur·euse de voix souffrant d’une pathologie d’un autre ? « C’est sa réaction aux voix et l’ascendant qu’elles peuvent prendre sur lui, allant jusqu’à interférer avec sa vie quotidienne, indique Jérôme Favrod. Ces voix sont perçues comme extérieures et comme sachant tout sur soi-même. Suivant son état de fragilité, la personne va les concevoir comme omnipotentes et leur obéir. Or l’expérience montre qu’environ 70% des voix sont négatives, critiques ou menaçantes. » Les voix peuvent aussi porter atteinte à l’intimité ou à la sexualité de la personne, en répétant par exemple continuellement des « petite cochonne » ou «tu n’es qu’un obsédé ». Elles deviennent alors tyranniques et donnent constamment des ordres à la personne, comme le fait de se suicider ou de blesser autrui. Si les passages à l’acte sont très rares, les HA peuvent néanmoins fortement perturber les pensées et le comportement d’un individu. Son degré de « croyance » aux voix lui permettra de prendre plus ou moins de recul par rapport à elles et de constituer des stratégies plus ou moins efficaces pour les gérer.
Des traitements aux effets secondaires importants
Lorsque la personne est dominée par ses voix et qu’elle entre en crise, qu’elle perd contact avec la réalité, la psychiatrie propose traditionnellement des médicaments antipsychotiques. Ces derniers vont le plus souvent supprimer ou diminuer les HA. Les problèmes de ces traitements sont liés à leurs effets secondaires importants, comme la prise de poids, les troubles métaboliques et sexuels, la fatigue ou la réduction des mouvements spontanés. Aussi, 20% des patient·es n’y répondent pas du tout. « C’est pourquoi, depuis plus de vingt ans, je m’investis dans un mouvement qui souhaite proposer des alternatives aux personnes en difficulté psychique et prendre davantage en compte leur point de vue et leur expérience, affirme Jérôme Favrod. Nous essayons de sortir de cette tendance de la psychiatrie à enfermer les personnes dans des catégories et des diagnostics trop rigides. Avant, la schizophrénie signifiait un cheminement sans espoir vers la démence. Aujourd’hui, nous savons qu’il existe une grande diversité de trajectoires, de types de HA et de manières de vivre avec. Certaines personnes parviennent à améliorer leur situation et leur qualité de vie. Mais elles ont besoin d’accompagnement. »
Le modèle de rétablissement prôné par Jérôme Favrod ne cherche pas à supprimer les voix, mais à les gérer, à diminuer leur pouvoir et leur emprise : « Il s’agit de reprendre le contrôle sur sa vie, de distinguer ce qui appartient à la pathologie et ce qui appartient à soi. Pour cela, de nombreuses thérapies issues de l’expérience clinique sont désormais disponibles. » Parmi ces outils, on peut mentionner les thérapies cognitivo-comportementales, qui permettent de changer le rapport aux HA. Car elles sont toujours liées au cheminement de vie de chacun, parfois à des traumatismes. « Je travaille personnellement beaucoup avec la thérapie de la compassion, précise Jérôme Favrod. Elle est basée sur l’idée qu’intégrer la compassion pour soi, pour les autres et pour la voix permet d’apaiser, de dégonfler les choses en quelque sorte. Avec la compassion, on change de perspective par rapport à des voix persécutrices par exemple, car on se place au-dessus d’elles et plus en tant que victime. Le patient·e apprend ce nouveau rôle, un peu comme un acteur·trice. » Le mouvement des entendeur·euses de voix a, de son côté, été lancé par le psychiatre néerlandais Marius Romme dans les années 1980. Ces groupes de parole permettent aux personnes de s’exprimer librement sur leurs HA et dans un contexte bienveillant. C’est à chacun de trouver le sens qu’il souhaite donner à ses voix et de construire le cheminement pour parvenir à les gérer.
Un outil pour mener l’enquête sur les voix
Luisa Rossier, responsable socio-éducative chez HorizonSud, une institution qui soutient les personnes en difficulté psychique à Marsens (FR), a mené une recherche à cas unique avec un entendeur de voix dans le cadre de son travail de Master. Elle est partie des mouvements des entendeur·euses de voix de Marius Romme : « Si elle permet à de nombreux participant·es de progresser, leur approche collective ne convient pas à toutes les personnes avec HA. L’expérience des voix est très diversifiée. Certaines personnes ont des réticences à parler de leur vécu en groupe. C’est pourquoi j’ai souhaité développer un outil qui se déploie dans le cadre d’entretiens individuels. »
Cet outil, baptisé Kikoze, a été développé en collaboration avec Jérôme Favrod et une équipe composée d’un pair praticien, d’une responsable d’appartements protégés et d’un membre de la direction de l’institution. Il repose sur des cartes colorées et ludiques qui vont permettre de mener l’enquête avec le patient·e sur ses voix à travers trois étapes. « Le prérequis pour son utilisation est d’avoir établi une relation de confiance avec la personne et qu’elle ait donné son accord pour l’exploration de ses HA, précise Luisa Rossier. Avec les voix, on entre rapidement dans son intimité et il faut qu’elle se sente prête à se dévoiler. » La première étape consiste en une série de questions fermées à propos des caractéristiques des voix, comme leur nombre ou leur intensité. La seconde étape aborde des questions plus ouvertes sur les émotions qui accompagnent les voix ou des exemples de propos émis par les voix. Dans un troisième temps, le professionnel·le et son patient·e analysent l’impact des voix sur le quotidien. Il peut exprimer à ce moment s’il a besoin d’aide ou s’il se sent capable de gérer ses voix seul. « Kikoze est basé sur l’idée que le patient·e est expert de sa situation, relève Luisa Rossier. On reste toujours focalisé sur ce qu’il vit. Il ne s’agit pas d’un outil de diagnostic, car il est issu du monde socio-éducatif. Il est conçu pour équiper des professionnel·les de divers secteurs qui se sentent parfois démunis face aux HA. » Le but est de co-construire des interventions personnalisées et efficientes avec le patient·e.
Les espoirs liés à l’imagerie cérébrale
Pour Jérôme Favrod, les outils et thérapies qui prennent en compte les particularités de chaque patient·e et se centrent sur son vécu reflètent l’évolution épistémique de la psychiatrie, amorcée il y a une vingtaine d’années. « On admet désormais que l’être humain n’est pas une entité rigide et catégorisable. Toutes sortes de trajectoires sont possibles. »
Renaud Jardri développe de son côté des thérapies pour les HA fondées sur des techniques de simulation magnétiques. Utilisant l’imagerie cérébrale pour guider le traitement, elles stimulent certaines zones du cerveau impliquées dans le langage : « Ce traitement cible uniquement les symptômes et il convient bien à certaines personnes. Mais chaque patient·e qui vient nous voir bénéficie d’un traitement personnalisé. Et tous les entendeur·euses de voix ne vont pas avoir besoin d’un suivi psychiatrique. Nous avons désormais une grande panoplie de thérapies à disposition. C’est bien, mais on peut parfois s’y perdre. Mon grand espoir réside dans le développement de diagnostics plus précis combinant une analyse clinique et des examens complémentaires comme l’imagerie cérébrale. Cela permettrait d’avoir rapidement un tableau de la situation d’un patient·e après une première crise. Et de mieux cibler les traitements à lui prescrire. »
« Pour se rétablir, il faut un terreau favorable et des personnes qui vous soutiennent »
« J’ai 45 ans et j’ai encore envie d’apporter ma pierre à l’édifice. Je veux faire partie de ce mouvement qui fait bouger la psychiatrie. » Sophie Bagnoud est paire praticienne en santé mentale. Cette éducatrice sociale de formation vit avec un trouble psychiatrique et des perceptions hallucinatoires. « Cela fait vingt ans que, lors d’épisodes de stress combinés à de la fatigue, j’entends des voix. Cela arrive comme un tsunami, c’est incontrôlable. » En 2014, Sophie Bagnoud fait une crise qui nécessite une hospitalisation. « J’ai vécu des mesures de contention physique et je me suis sentie déshumanisée. Je me demandais parfois si j’étais encore en vie. Les médicaments m’ont un peu aidée. Mais je souffrais de beaucoup d’effets secondaires. » Alors au milieu de sa trentaine, Sophie Bagnoud parvient à établir une relation bienveillante avec sa psychiatre. Grâce à ses connaissances préalables du système de soins, elle rédige un plan de crise conjoint qui précise quels traitements elle souhaite recevoir ou pas. « J’ai beaucoup bidouillé pour m’en sortir. J’ai appris à me connaître moi-même et à anticiper les crises. Je dois notamment être à l’écoute des signaux de mon corps avant que les voix ne m’envahissent. »
Son état désormais stabilisé, Sophie Bagnoud aspire à mettre son expérience au service des autres. Elle préside actuellement l’association l’Escale à Pontarlier (France), dont l’objectif est de soutenir des liens forts entre patient·es et soignant·es. « J’ai eu la chance d’avoir pu construire un fil rouge entre mon passé professionnel d’éducatrice sociale, mon parcours de patiente et mon présent de paire praticienne. Cela donne sens à mon cheminement, même si j’ai dû faire le deuil de la personne que j’ai rêvé être. Avec le recul, je peux dire que j’ai pu sortir grandie de ma maladie. Mais je suis consciente que ce n’est pas le cas de tout le monde et qu’il reste beaucoup de souffrance. Pour se rétablir, il faut un terreau favorable et des personnes qui vous soutiennent. La théorie du rétablissement et les professionnel·les qui la promeuvent redonnent de l’espoir, même si on est hyperfragile et vulnérable. On ne dit plus au patient·e qu’il ne lui reste qu’à prendre des médicaments pour le reste de sa vie. »