La crise du coronavirus a apporté une preuve de plus: à l’heure de la numérisation, la montagne d’informations à laquelle sont confrontés les internautes rend le journalisme de qualité plus important que jamais. Plusieurs projets de recherche surfent sur la technologie pour redonner du souffle aux médias en difficulté.
TEXTE | Patricia Michaud
Au pire de la crise du coronavirus, qui n’a pas fait cette expérience désagréable: prendre connaissance via Twitter ou WhatsApp d’une nouvelle particulièrement anxiogène, rehaussée de couleurs criardes, mais dénuée de sources permettant d’en évaluer la crédibilité? La récente pandémie est venue le confirmer: à l’ère de la numérisation galopante et de la montée en puissance des réseaux sociaux, le «simple» internaute se retrouve souvent démuni face à la quantité (trop importante) et la qualité (parfois douteuse) des informations à portée de clic. Au point que la lutte contre les fake news et la désinformation est passée d’un vœu pieu à un réel enjeu de société.
Développer des outils soutenant un journalisme de qualité
Lors de la deuxième conférence nationale «Suisse numérique», qui s’est tenue en 2019, la ministre de la Communication Simonetta Sommaruga, a rappelé le rôle central que jouent les médias régionaux, encore très ancrés dans les habitudes de consommation médiatique des Helvètes. Et le défi que représente pour eux la concurrence des réseaux sociaux et autres plateformes web proposant de l’information (pseudo-) gratuite. Faut-il le rappeler? Les médias d’information de qualité sont confrontés au développement des technologies numériques, à l’explosion de la consommation digitale de l’information, ainsi qu’aux nouveaux acteurs présents sur le marché. Traditionnellement basés sur la publicité et la vente d’abonnements, les modèles économiques de la presse écrite, de la radio et de la télévision s’érodent. Parallèlement, la numérisation, qui permet aux institutions et aux marques d’être directement en contact avec leur audience, crée un environnement multi-sources, favorisant l’émergence d’une dangereuse bulle informative et des susmentionnées fake news.
En 2018, la Commission européenne a publié un rapport intitulé «A multi-dimensional approach to disinformation» (Une approche multidimensionnelle de la désinformation). Comme son nom l’indique, ce document prône une approche multi-dimensionnelle du problème, basée sur la transparence, le développement d’outils soutenant les journalistes dans leur travail de qualité, ainsi que la recherche et l’innovation. Soucieux de préserver leur image et leur crédibilité, les géants du web se sont eux aussi mis à soutenir des projets de recherche visant à augmenter la qualité et la traçabilité des informations. Citons la Google News Initiative et son Digital News Innovation Fund, qui a donné un coup de pouce à plus de 500 projets dispersés dans une trentaine de pays européens.
Des robots pour remplacer les journalistes
De fait, les projets de recherche tentant de faire de la numérisation un atout pour le journalisme de qualité, plutôt que sa rivale, se multiplient sur le terrain, en Suisse ou à l’étranger. Plusieurs pistes sont explorées. L’une d’entre elles consiste à avoir recours à l’intelligence artificielle afin de décharger les journalistes d’une partie de leur travail, leur permettant de facto d’accorder davantage de temps à des activités à forte valeur ajoutée. La rédaction du Washington Post est par exemple équipée d’un robot capable de publier des résultats sportifs ou politiques.
Une autre piste consiste à faire appel aux machines afin d’optimiser l’interaction entre les médias et leurs lecteurs, auditeurs ou téléspectateurs. Il s’agit notamment d’écarter les commentaires considérés comme toxiques, d’inciter l’audience à fournir activement des informations, de lui permettre d’obtenir des contenus supplémentaires ciblés ou encore de connaître ses préférences, afin de lui offrir une expérience client personnalisée. Le groupe de presse régional Centre France a par exemple investi dans un agent conversationnel (chatbot) proposant aux lecteurs de ses titres de suivre les élections municipales de façon ludique et interactive.
Converser avec les lecteurs
Dans le même état d’esprit, une équipe de la Haute école de gestion de Fribourg – HEG – HES-SO planche sur un chatbot, en collaboration avec le quotidien fribourgeois La Liberté, la Haute école d’ingénierie et d’architecture Fribourg – HEIA-FR – HES-SO et l’entreprise DjeBots. «Notre but est de créer un outil permettant aux journaux régionaux de s’adapter aux nouveaux modes de consommation des médias, sans toutefois avoir à passer par les plateformes existantes telles que Twitter ou Facebook, souligne Jean-Marie Ayer, professeur à la HEG-FR et responsable du projet AINews. Cela leur permettra de mieux garder le contrôle sur leurs contenus, de les valoriser et de les monétariser en toute indépendance.»
«La presse régionale a une longue tradition d’interaction avec ses abonnés, notamment via le courrier des lecteurs, rappelle le professeur. La tendance n’a fait que s’intensifier avec l’avènement des réseaux sociaux.» D’où l’idée d’élargir cette interaction à une «vraie conversation, rendue possible par l’intelligence artificielle». Concrètement, le projet, dans sa phase terminale, vise à mettre au point un agent conversationnel permettant, «d’une part, aux lecteurs d’indiquer leurs préférences et d’obtenir des contenus et informations personnalisés». D’autre part, il s’agit pour les rédactions «de mieux connaître les domaines d’intérêt de leur audience, voire de recueillir des idées de sujets.» à noter que le projet AINews, qui s’adresse en premier lieu aux adeptes de nouvelles technologies, ouvre la porte à d’autres recherches: «Dans une forme extrême, on pourrait imaginer casser complètement la structure du journal et proposer les contenus à la carte.»
Un label AOC pour contrer les fake news
L’un des autres grands axes de recherche sur le journalisme du futur se situe du côté des labels de qualité. Lancé en 2017, le Trust Project regroupe quelque 200 sites d’informations à l’échelle internationale, qui soumettent leurs contenus à une machine. Chaque article est analysé en prenant en compte huit indicateurs de confiance. Si tous les critères sont remplis, le texte peut être accompagné d’un logo électronique ad hoc. Cette initiative n’est pas sans faire des émules à travers le monde. En Suisse, une équipe de la Haute école de Gestion et de Tourisme – HES-SO Valais-Wallis est en train de développer, en partenariat avec le groupe ESH Médias et l’Initiative pour l’innovation dans les médias (IMI), «un label AOC permettant à la presse locale de se distinguer des journaux gratuits et des réseaux sociaux, à l’image des vins ou des fromages de qualité», souligne Laurent Sciboz, responsable de l’Institut Informatique de gestion de la HES-SO Valais-Wallis.
«L’idée consiste à valoriser l’originalité d’un article et à en garantir le côté journalistique», précise Matthieu Delaloye, adjoint scientifique auprès de l’Institut. Le projet ne vise donc pas directement à augmenter les ventes d’un média, «mais à faire grimper la confiance des lecteurs, ce qui, indirectement, peut avoir un effet positif sur les ventes». Grâce à l’analyse sémantique, l’outil développé par les chercheurs est capable de déceler un contenu similaire à celui qu’on lui soumet. «Ce serait notamment le cas si un journaliste se contentait de reprendre une dépêche d’agence, sans la retravailler et la compléter.» Si l’article est considéré comme original par la machine, la rédaction peut choisir de lui apposer le label. «Nous travaillons à la sécurisation de ce label, afin qu’il ne puisse ni être copié ni disparaître en cas de partage de l’article sur les réseaux sociaux.» Comme le projet de la HEG-FR, celui de «label AOC» est bien avancé.
Leçons de la pandémie
«Au plus fort de la pandémie, la population ne s’y retrouvait plus en matière d’informations: trop d’éléments, tout et son contraire, sources non vérifiées, etc. On a pu constater à quel point le journalisme sérieux était important!» commente Laurent Sciboz. Même son de cloche du côté de Jean-Marie Ayer: suite au Covid-19, les médias de qualité «ont davantage d’arguments pour séduire les lecteurs et ont l’opportunité de renforcer leur rôle de place du village sur laquelle les citoyens viennent s’informer et échanger». Il met néanmoins en garde contre la tentation «de retomber dans le modèle de tarification à l’ancienne, qui ne satisfait plus personne». Sa recette? «Des abonnements numériques abordables et personnalisés, à l’image des contenus auxquels ils donnent accès.»
Illustration: En mars 1994, le quotidien populaire La Suisse a cessé de paraître. Né en 1898, il a été victime de sa compétition avec la Tribune de Genève et des investissements infructueux de ses éditeurs dans les médias électroniques. ©Keystone