HEMISPHERES N°20 // Pourquoi l’économie ne voit pas venir les crises // www.revuehemispheres.com
Photo: Spyros Staveris

Pourquoi l’économie ne voit pas venir les crises

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L’histoire de la finance moderne est jalonnée d’incidents que l’on n’a pas su prévoir. Les économistes ont-ils toujours tort, comme on l’entend parfois, ou leur discipline est-elle par nature mal équipée pour prédire l’avenir?

TEXTE | Lionel Pousaz

Encore une crise que les économistes n’auront pas vue arriver! À chaque effondrement de la Bourse ou du marché de l’emploi, le public exprime la même désillusion: l’économie n’est pas à la hauteur. L’histoire semble se répéter. Pris par surprise pendant la Grande Dépression de 1929, les experts ont trébuché de la même manière avec l’éclatement de la bulle internet à la fin des années 1990 et les subprimes en 2008.

Aujourd’hui, les théoriciens ont développé de nouvelles approches. Ils prennent en compte l’irrationalité des comportements humains, pour mieux comprendre la volatilité des marchés financiers. Grâce aux Big Data, on anticipe avec plus de précision les fluctuations de la Bourse. Pourtant, l’économie reste fondamentalement démunie face aux crises. À l’avenir, pourra-t-elle prédire les grands bouleversements? D’ailleurs, est-ce là même sa vocation, ou nos attentes sont-elles déplacées? Aujourd’hui, de nombreux experts pensent que les crises financières sont par nature imprévisibles. Malgré les recours à des formules mathématiques et des modèles informatiques, le territoire de l’économie reste celui des sciences sociales, explique Nicolas Depetris Chauvin, professeur à la Haute école de gestion – HEG – Genève – HES-SO.

Le passé ne permet pas de prédire les crises

Comme les physiciens et autres représentants des sciences dites «dures», les économistes construisent des modèles basés sur leurs observations. Mais les lois de la gravitation sont immuables. Par contre, la société humaine change constamment. «On ne peut pas dégager de principes absolus, explique le chercheur. Je pense par exemple aux relations entre les taux d’intérêt et la croissance. Aujourd’hui, si les taux sont bas, la croissance l’est aussi, mais par le passé cela a souvent été le contraire.» Par définition, les crises sont toujours différentes des précédentes. Le passé ne nous informe pas beaucoup sur leur nature. Les théories économiques permettent de naviguer par beau temps; elles peuvent prévoir et prévenir les petites tempêtes. Par contre, les véritables ouragans surgissent toujours par surprise.

Pour José Ramirez, professeur à la HEG – Genève, la plus grande valeur de l’économie réside ailleurs que dans sa capacité prédictive. Elle doit permettre de chiffrer le prix et les répercussions de nos décisions. «Par exemple, une fois établi le coût du confinement de mars-avril 2020 à environ 85 milliards de francs pour la Suisse, on peut mettre en place une forme d’arbitrage avec les conséquences sociales et sanitaires, explique-t-il. L’économie, c’est avant tout une science du choix: elle rend explicites les choix implicites des individus ou des groupes. Les prévisions, c’est une tout autre histoire.»

Photos: Spyros Staveris

Avec High Society, le photographe grec Spyros Staveris dévoile les fêtes extravagantes organisées à Athènes au début des années 2000, financées par l’argent de l’euphorie boursière. Une décennie avant la crise financière qui a secoué le monde, rien n’est assez luxueux pour ces happenings qui rappellent des scènes des romans de Balzac: défilés de mode où les créateurs grecs se concurrencent pour faire venir les top-modèles les mieux payés, ou carnaval vénitien avec faux canaux, gondoles et costumes italiens somptueux.

Spyros Staveris a exposé ce travail au sein du collectif Depression Era, fondé en 2011 afin de prendre position contre les transformations sociales, économiques et politiques extrêmes de ces dernières années.

L’économie, une science de l’irrationalité

Nos comportements constituent une autre raison majeure qui explique la limite de la théorie. Ceux que l’on appelle les «agents» – quiconque impliqué dans un acte économique, du simple consommateur au trader de Wall Street, en passant par les États – n’agissent pas de la manière la plus rationnelle. De même, ils sont loin de disposer de toutes les informations nécessaires à un choix éclairé.

Il n’y a pas si longtemps, un doctorant en économie pouvait soumettre avec succès une thèse où les agents se comportaient en dieux omniscients et ultra-rationnels, raconte Nicolas Depetris Chauvin. Or nous sommes fondamentalement des créatures biaisées, notamment par un sentiment de confiance démesurée, fait remarquer l’économiste: «Vous n’avez qu’à demander à un échantillon de personnes s’ils sont de bons conducteurs, vous obtiendrez 80% de réponses positives. Mais, par définition, la réponse ne peut être que 50%! Cette confiance excessive, on la constate aussi face aux risques des événements rares, comme une crise économique ou, en ce moment, une pandémie.»

En d’autres termes, si la rationalité se laisse facilement représenter dans une formule mathématique, les comportements humains sont bien plus complexes. «Il s’avère toujours plus simple de prédire ce que feraient des personnes ultra-rationnelles, parce que leurs choix sont par essence limités, explique Nicolas Depetris Chauvin. Il existe beaucoup plus de manières différentes de faire n’importe quoi.» La théorie des jeux illustre bien comment nos comportements dévient souvent de la rationalité, explique José Ramirez. Avec ses étudiants, il consacre généralement une session au jeu de l’ultimatum. Les règles sont simples. Au sein d’un duo, un joueur reçoit 100 francs. Libre à lui de partager cette somme avec son partenaire de la manière qu’il estime la plus équitable. Si le partenaire refuse l’offre, les deux joueurs perdent tout.

«La moitié des joueurs refuseront une offre inférieure à 20% de la somme. C’est-à-dire qu’ils acceptent de perdre leur argent pour que l’autre perde aussi, en suivant non pas un critère rationnel, puisqu’ils perdent tout, mais un besoin d’équité et un sentiment de justice.» Plus interpelant encore, si les sommes sont très élevées – un million de francs, par exemple – la proportion de joueurs qui refusent une somme inférieure à 20% de la somme passe de 50% à 95%. On ne fait pas les mêmes compromis selon l’importance de la somme en jeu, observe José Ramirez: «Cela montre combien il est compliqué de mesurer la rationalité des individus.»

Appelé économie comportementale, un pan entier de la théorie économique a précisément pour but de mieux comprendre les étranges motifs de nos actions. On veut transposer ces connaissances à des phénomènes globaux plus complexes, comme les tractations boursières, la consommation des ménages ou les décisions des banques centrales. Mais à nouveau, cela implique de reconnaître que l’économie est avant tout une science sociale. Nos impulsions ne répondent pas à un ensemble de lois immuables – heureusement, serait-on tenté d’ajouter.

Les tiraillements de l’opinion

Comme souvent en sciences sociales, l’économie est fortement politisée. «On peut couramment décrire les mesures économiques en termes de politique ou de guerre culturelle entre la gauche et la droite», considère Nicolas Depetris Chauvin. Vous êtes en faveur de la régulation des activités économiques, telles que prônées par l’économiste anglais John Maynard Keynes? Vous êtes sans doute de centre gauche, et vous affichez une certaine confiance dans les institutions étatiques. Vous pensez comme l’Américain Milton Friedman et ses amis de l’École de Chicago que pour s’épanouir l’économie doit forcément croître loin de la tutelle gouvernementale? Vous vous situez probablement dans la ligne conservatrice de Reagan et Thatcher, et vous êtes réticent à étendre les interventions de l’État au-delà de ses missions de base. «Le problème, c’est que tout cela, c’est de l’opinion, explique Nicolas Depetris Chauvin. Parfois les marchés fonctionnent bien seuls, parfois nous avons besoin de régulations. Par exemple, si on libéralise totalement l’accès à l’eau dans un endroit où elle est rare, on sait que c’est celui qui pompera le plus vite qui s’accaparera les réserves.»

Enfin, l’économie dépend en grande partie des données disponibles. En Suisse, le manque d’informations et une certaine culture de la non-intervention empêchent parfois les experts d’évaluer les décisions politiques, pense José Ramirez. «Aux États-Unis, on a compris que les données, c’est de l’or, et en Chine, parce que c’est une dictature, on maintient une vue d’ensemble précise de l’activité des entreprises et de l’emploi. Comparé à ce qui se fait dans ces deux pays, le pouvoir de coercition de l’Office fédéral de la statistique est assez faible.»

José Ramirez cite la récente acceptation par le peuple genevois d’un salaire minimum. «Est-ce que tel ou tel restaurant va pouvoir continuer son activité, surtout en pleine pandémie, avec un salaire de 23 francs de l’heure? C’est possible, mais on ne dispose pas des données nécessaires pour évaluer précisément les effets d’une telle mesure au niveau du canton. Cela ne pourra être fait qu’après coup, pour autant que les données nécessaires soient disponibles.»

Agir plutôt que prédire: la vraie mission de l’économie?

À l’aube de la crise de 1929, les sciences économiques balbutiaient. La croyance la plus répandue voulait que les marchés s’autorégulent sans interventions extérieures. Mais la main invisible, chère à l’économiste Adam Smith, allait se casser un certain nombre de phalanges. L’une des conséquences a été la mise sur le devant de la scène de John Maynard Keynes, favorable aux régulations étatiques et à la mise en place d’un programme de dépenses publiques pour stimuler la demande et maintenir l’emploi. En 2008, le monde connaissait à nouveau une crise économique majeure avec les subprimes. Mais le système allait récupérer beaucoup plus rapidement. Les économistes n’avaient pas vu venir la crise, mais on avait tiré les bonnes leçons du passé.

«L’une des différences majeures entre 1929 et 2008, c’est l’assurance chômage, pense Nicolas Depetris Chauvin. S’il y a des licenciements massifs, la consommation chute. Ça ralentit l’activité industrielle et entraîne encore plus de renvois. Les indemnités chômage endettent l’État, mais elles permettent de limiter les dégâts et de retourner beaucoup plus rapidement à la normale. Avec la crise de 1929, il a fallu vingt ans pour que le niveau du PIB revienne à ce qu’il était avant. Quelques années ont suffi pour que l’on se remette de la crise des subprimes.»

Il est donc abusif de dire que l’économie n’apprend rien des crises successives, comme on l’entend parfois. S’il est vrai que les experts ne peuvent pas en prédire l’imminence, ils s’accordent aujourd’hui sur les mesures à prendre – du moins sur les grandes lignes. «Le problème, c’est que tous les États n’ont pas la capacité de s’endetter comme la Suisse. De même avec la pandémie, les gouvernements savent ce qu’il faut faire, mais tous ne peuvent pas se le permettre.» Et sur ce point, sans surprise, la théorie montre clairement ses limites.